Brewal les guida à travers des chantiers navals où les ouvriers firent mine de ne pas les remarquer, puis à travers des sentiers inconnus, puis à travers des bois épais.
Ils atteignirent enfin une crique, y trouvèrent un canot, le mirent à l'eau et s'embarquèrent tous les quatre dedans.
Le vent glacial agitait la mer. Joakim regretta de ne pas pouvoir continuer à courir, il avait l'impression qu'ils faisaient du sur-place. Assis à l'arrière de la barque, il jetait constamment les yeux par-dessus son épaule.
– Où va-t-on ?, demanda Elgud après un moment.
– Au pub, répondit Brewal. Je dois savoir ce qui s'est passé.
– Est-ce vraiment une bonne idée d'aller en ville ? Les Agents Proconsulaires vont sûrement être en train de nous chercher partout !
– On se fera discrets. D'ailleurs, le temps qu'on arrive, il fera nuit. C'est le solstice d'hiver, aujourd'hui.
Biddy fit des signes de main.
– J'en sais rien, justement, dit Brewal. Y a eu pas mal de monde à passer à l'atelier ces derniers temps. Shona avait raison : c'était pas très prudent. Ça fait autant de personnes qui ont pu nous balancer.
– Dani Bayou ?, fit Joakim.
Brewal poussa un grognement.
Le reste de la traversée fut silencieux.
Le regard vide, chacun semblait perdu dans des pensées moroses.
Ils terminèrent effectivement de nuit. Une neige inconsistante commençait à tomber quand ils débarquèrent au port, à la lueur lugubre des réverbères et des guirlandes lumineuses accrochées pour Noël. Ils abandonnèrent leur canot au courant. Le vent hululait entre les cordages des bateaux de pêches amarrés aux pontons.
Ils s'engouffrèrent dans la ville déserte, multiplièrent les détours, lancèrent un regard prudent derrière chaque angle de rue. Il leur fallut tout de même se cacher à deux reprises avant d'arriver au pub, pour échapper à des patrouilles d'Agents Proconsulaires.
– Ils s'aventurent jamais jusque-là d'ordinaire, dit Brewal.
Ils atteignirent l'O'Connell par la porte de derrière. Brewal les fit patienter là, sous la neige qui continuait de voleter sans force. La musique leur parvenait étouffée depuis l'intérieur.
Joakim grelottait, il soufflait dans ses mains pour les réchauffer, mais ça ne réchauffait pas ses pieds. Biddy avait l'air éteinte, le regard dans le vague, indifférente au froid. Elgud faisait les cent pas en se rongeant les ongles et en marmonnant nerveusement.
Ils restèrent là bien une demi-heure, les pierres autour d'eux eurent le temps de se recouvrir d'une couche de neige jaunie par les réverbères.
Enfin, Brewal revint les trouver. Joakim tressaillit en voyant sa mine sombre.
– Mikael s'est fait arrêter au port.
Joakim sentit un coup à l'estomac, Biddy porta une main à sa bouche, Elgud glapit bizarrement.
– Pas de nouvelles de Shona, continua Brewal, Rourke la cherche toujours. On aurait bien eu besoin d'elle... Sait pas d'où vient la fuite. Va falloir qu'on se fasse discret. Je vais trouver une nouvelle planque. Joakim, préviens Patsy qu'il faut pas retourner à l'atelier.
Joakim hocha la tête.
– Mais le Proconsul va venir nous chercher chez nous !, dit Elgud.
– Il a pas dû vous voir, ni les Agents Proconsulaires d'ailleurs. Biddy et moi, on était déjà recherchés de toute manière. Elgud, essaie d'aller voir ton contact au parc d'Ynys : faut qu'on progresse, c'est le plus important. Soverinn s'arrêtera pas, lui.
Elgud eut l'air de se demander s'il était bien sérieux.
– Euh...
– On va se séparer ici, reprit Brewal. Avec Biddy, on va partir de notre côté...
Mais Biddy se mit à agiter les mains.
– Quoi ?... Tu es sûre ?... Oui, je comprends, mais... C'est du suicide !
Joakim et Elgud étaient suspendus à ses gestes, ils jetaient des regards incompréhensifs à l'un et à l'autre.
– Elle dit qu'elle va retrouver son fils, expliqua enfin Brewal. Le Proconsul a ses lettres, maintenant. Vont savoir où il est. Mais c'est beaucoup trop dangereux !, reprit-il en se retournant vers Biddy. Surtout que... Surtout que je peux pas te passer le Granit. C'est Mikael qui l'avait quand il s'est fait arrêter...
Un silence profond détonna dans l'arrière cours du pub. Rien ne bougeait, que la neige qui descendait de la pénombre.
– Vous voulez dire que c'est le Proconsul qui l'a ?, fit Joakim sans cligner des yeux.
– Je veux dire que ce Granit est perdu. Il reste plus que le tien.
Joakim vit les trois autres tourner leurs regards inquiets vers lui.
– Désolé Biddy, fit Brewal.
– Mais Joakim peut lui prêter son Granit, dit Elgud. C'est ça, c'est ce qu'il faut que tu fasses, Joakim ! Ils ont ses lettres, ils vont trouver son fils ! Si tu le retrouves, Biddy, ils vous arrêteront tous les deux ! Tu sais ce qu'ils vous feront !
– Je peux vraiment faire ça ?, demanda Joakim. Je veux dire... Soverinn veut utiliser l'Inneal pour détruire le monde, non ? Et mon Granit est maintenant le seul moyen de l'arrêter. Et puis, Biddy, est-ce que... tu crois que...
Il n'osa pas finir, mais avait-elle seulement une chance ?
Il ne savait pas quoi faire. Chaque option lui paraissait évidente et impossible à la fois, dans sa tête il passait frénétiquement de l'une à l'autre sans trouver de solution.
Finalement, Brewal souffla un grand coup.
– A propos de l'Inneal..., commença-t-il.
Mais Biddy posa sa main sur son bras pour l'arrêter. Puis elle fit quelques gestes.
– Tu es sûre ?, dit Brewal. D'accord. Comme tu veux.
– Qu'est-ce qu'il y a ?
– Elle dit qu'il ne faut pas l'aider. Il faut... protéger le Granit. Elle dit de pas t'inquiéter pour elle. Ça va aller.
Elgud se mit à sangloter lamentablement. « Bouhouhouhou... » Les autres essayèrent de l'ignorer.
Brewal et Biddy se jetèrent un dernier regard. Elle posa ses deux mains sur les joues de Joakim, des mains douces et chaudes. Elle le regarda dans le fond des yeux et elle lui sourit. Elgud redoubla de sanglots. « BOUHOUHOUHOUHOU ». Puis elle fit demi-tour et elle s'en alla vers une ruelle toute proche. Elle y disparut rapidement.
Brewal fit mine de se redresser.
– Allez, on en a vu d'autres.
Il se tourna vers Joakim et Elgud.
– Je vous laisse là. Je reprendrai contact avec vous quand je serai sûr qu'on craint rien. En attendant, soyez prudents. Joakim, tu ne sors pas sans Elgud, tu fais ce qu'il te dit. Et surtout, tu fais bien attention au Granit. Souviens-toi : le monde disparaîtra si on ne fait pas ce qu'il faut.
Brewal leur tapota maladroitement chacun sur l'épaule, et il partit en boitant dans la direction opposée à Biddy.
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Le Pouvoir des Artistes
ParanormalRejoignez un groupe d'artistes révolutionnaires au moment où l'art devient magique ! A bientôt vingt ans, Joakim ne croit plus aux légendes de son île Celte : en vérité, le monde est beaucoup plus ordinaire que ça. Sa seule chance de vivre une vie...