Le Pouvoir des Artistes

Un grand marin balaise

Et le cheval se calma d'un seul coup. Il remua un peu la tête comme pour remettre sa crinière en place. Il s'inclina. Elgud se figea une seconde, il esquissa un sourire. Joakim restait fixe et béat, comme tout le monde.

Puis, à la surprise générale, une jeune femme émergea de la foule et fila droit vers l'animal de bronze.

La première pensée qui traversa l'esprit de Joakim était qu'elle avait dû naître au cœur de l'automne, parce que ses longs cheveux étaient aussi roux que le soleil d'octobre quand il se couche. Elle était vêtue d'une robe blanche brodée d'or, et il avait l'impression que son reflet dans le bronze du cheval n'était qu'une lumière. Il se dit qu'un autre que lui aurait pu tomber amoureux d'elle rien qu'en la voyant.

Il la regarda passer devant Elgud en l'ignorant, monter sur la sculpture qui lui présentait son encolure.

Quand elle fut bien assise, l'Indomptable se releva légèrement.

La jeune femme lui donna une tape sur le flanc, elle le tourna lentement vers la sortie du parc. Puis elle lui donna un petit coup de talon et le cheval partit au pas. Les spectateurs s'écartèrent pour la laisser passer, sans refermer la bouche. Ils la regardèrent s'éloigner sans hâte.

– Bande de crétins, fit-elle seulement sans se retourner.

Il y eut un petit moment de flottement quand elle eut disparu derrière les branches et les talus, les gens s'interrogèrent silencieusement du regard. Et puis l'un après l'autre, ils s'en allèrent, chacun de son côté. Dani fit comme eux, « Trop nul », Joakim et Patsy rejoignirent Elgud, resté au milieu de la place, en train d'écrire dans son calepin. Il s'arrêta quand il les vit arriver.

– Si j'avais raconté ce qui vient de se passer, personne ne m'aurait cru !

– Tu nous as fait peur, dit Joakim. Heureusement qu'il y avait cette fille...

Il jeta un coup d'œil dans la direction qu'elle venait de prendre.

– Vous savez qui c'était ?

– Aucune idée. Peut-être une fée.

– C'est quand même assez incroyable ce qu'elle vient de faire. Vous ne voulez pas qu'on essaie de la suivre ? Voir où elle est partie ?

– Finalement tu ne veux plus aller sur les îles du Traor ?, demanda Patsy avec un sourire en coin.

– Je suis curieux, c'est tout.

– Alors d'accord, fit Elgud.

Et il partit sans dire un mot de plus – mais dans la direction opposée à la fille.

– Bah, où tu vas ?

Elgud s'arrêta et se retourna vers eux.

– Je vais voir le poisson.

– Le poisson ?!

– Quel poisson !? On parlait de la fille qui vient de te sauver la vie !

– Ah oui, bien sûr ! Mais sinon, vous voyez le graffiti du grand poisson, sur le mur le long de la zone portuaire ? Tandis que j'affrontais courageusement l'Indomptable, j'ai entendu quelqu'un dire qu'il venait de s'animer. J'avais bien envie d'aller le voir.

– Pourquoi pas, fit Patsy. Ça peut être rigolo !

– Tu vois ce que je te disais !, fit Joakim. Il y a toujours un truc.

– Mais c'est le légendaire Poisson Noir !, dit Elgud. Pêché et cuisiné par le Samildanach lui-même ! Sa chair est la plus savoureuse qui soit, et quiconque y goûte devient immortel. Tu ne veux pas devenir immortel ?

– Personne ne va devenir immortel.

– Ah oui ?, fit Elgud. Ah oui ?! Eh bien c'est ce qu'on va voir !

Il partit aussi vite. Patsy sourit à Joakim d'un sourire pincé, puis elle courut derrière Elgud.

Joakim les regarda s'en aller en se demandant combien de temps tout ça allait encore durer. Le public avait fini de se disperser, il se retrouvait subitement abandonné dans la petite clairière.

Il baissa les épaules. Il secoua la tête. Il avait l'impression que seul le ciel, redevenu gris et bas, comprenait ce qui était en train de se passer.

Il allait s'en retournerlui aussi, quand il vit au loin qu'un grand marin balaise se dirigeait droitvers lui.