Le type avait l'air mauvais dans sa salopette jaune imperméable, les sourcils bas, bougonnant dans la barbe blanche qui lui cachait la moitié du visage. Il boitait mais ça ne l'empêchait pas d'arriver à toute allure. Surtout, il ne quittait pas Joakim des yeux.
Les quelques visiteurs qui traînaient encore au bout du parc s'écartaient rapidement de son passage puis faisaient comme s'ils ne l'avaient pas vu.
Joakim se retourna pour vérifier s'il n'était pas en train de foncer vers quelqu'un d'autre, mais il n'y avait toujours que lui dans ce coin du parc. Il se fit donc le plus petit possible, et il allait se carapater quand l'autre l'interpella :
– Joakim Even ?
Joakim s'immobilisa.
– C'est à quel sujet ?, dit-il d'une petite voix.
Il restait sur ses gardes, prêt à fuir si jamais la situation venait à l'exiger.
Il faut dire qu'il n'avait pas de chance avec les fous et les marginaux. Il y en avait quelques-uns qui traînaient dans les rues de Plouanna, et il était persuadé qu'avec chacun d'eux, d'une manière ou d'une autre, il lui était déjà arrivé de se retrouver dans une situation farfelue. Voire dramatique.
Par exemple, un jour, il n'y avait pas si longtemps, l'un d'eux avait fait un détour pour venir l'insulter au milieu de la rue. Puis s'étant rapproché, il avait eu l'air d'abord absolument stupéfait, ensuite véritablement choqué, et il avait finalement détalé, les bras en l'air en hurlant « Pitié ! Pitié ! Je vous en prie ! Laissez-moi tranquille ! ». Joakim était devenu tout rouge et il s'était éclipsé en évitant le regard accusateur des gens autour de lui.
Ça aurait pu ne pas être grand-chose, mais ce genre de confrontation lui arrivait tout le temps.
Le pire avait été quand, petit, un mendiant avait carrément essayé de le tuer. C'était du moins le souvenir qu'il en avait gardé, même si on lui soutenait régulièrement que cette histoire n'avait jamais eu lieu : il le revoyait, un soir à la sortie de l'école, venir l'attraper par le cou et lui serrer la gorge en lui disant qu'il finirait bien par payer, que c'était un monstre, qu'il ne le laisserait pas s'en sortir comme ça. Joakim était incapable de dire comment ça s'était terminé.
Celui qui venait de se planter devant lui à ce moment-là, avec sa tenue de marin et sa peau plutôt propre, n'avait pas tout à fait l'allure d'un vagabond. Pour autant, il n'en paraissait pas moins menaçant.
– Je m'appelle Brewal Kozhiliz, dit-il. Je suis un ami de Kenan. Tu sais ce qui lui est arrivé ?
– Vous devez vous tromper, répondit Joakim. Je ne sais pas du tout de quoi vous parlez.
Brewal Kozhiliz se redressa de surprise.
– Ke-Nan Ka-Lon, dit-il à nouveau. Tu connais Kenan, non ?
Son haleine était chaude comme un four qu'on vient d'ouvrir.
– C'est la première fois que j'entends ce nom.
Brewal se mit à fouiller avec impatience une des poches de son imper.
– T'es sûr que t'es Joakim Even ?
Et il lui mit un bout de papier sous le nez. Joakim eut d'abord un mouvement de recul, mais finalement il y jeta un œil.
Puis deux.
Puis il les ouvrit tout grand l'un et l'autre.
C'était tout à fait étrange. Plus qu'étrange, même : c'était tout à fait impossible. Il s'agissait d'un message, semblable à celui qu'il avait trouvé dans sa bouteille quelques semaines plus tôt. Même papier, même écriture, même signature : « K. K. ». Vu la précipitation du dernier trait, on devinait que son auteur avait été interrompu. Et Joakim ne parvenait pas à comprendre le sens de ce qu'il était en train de lire, ces quelques petits mots inscrits en travers du papier :
« Joakim Even t'aidera ».
C'était censé être une blague ?
– T'es artiste, fit Brewal, ça doit être pour ça ?
– Hein ?
– Tu joues d'un instrument ? Ou tu dessines ? Tu danses ? T'écris ?
Il commençait à s'énerver. Joakim secouait la tête énergiquement.
– Non non non, rien de tout ça.
Brewal se redressa à nouveau. L'un de ses deux yeux était vitreux et immobile, il ne regardait pas dans la même direction que l'autre, si bien que Joakim ne savait pas auquel des deux il devait s'adresser.
– Je ne peux pas vous aider.
– Alors pourquoi Kenan m'a envoyé ça ?!
Joakim haussa les épaules et en profita pour y rentrer sa tête.
– Bon, dit finalement Brewal en remettant le message dans sa poche. T'as pas l'air très dégourdi. Enfin j'ai d'autres chats à fouetter, alors voilà ce qu'on va faire : si tu finis par avoir des nouvelles de Kenan, tu me renvoies cet oiseau.
D'une autre poche, il sortit une mouette en terre cuite qu'il tendit à Joakim, celui-ci la prit machinalement.
– Fais-y attention : elle est fragile. Et essaie pas de la suivre, hein ? Ecris juste dessus le lieu, la date et l'heure du rendez-vous, et je tâcherai d'y être.
Il le considéra une dernière fois, l'air hésitant.
– Allez, conclut-il comme par dépit. A plus tard.
Et il s'en alla enfin.
– Attendez !, fit Joakim. Qu'est-ce que j'en fais, une fois que j'ai écrit dessus ?
Brewal Kozhiliz se retourna vers lui.
– Eh bah... bah tu le jettes en l'air, voyons ! C'est un oiseau : il va s'envoler !
Il secoua la tête, tourna les talons et repartit comme il était venu. « Qu'est-ce que j'en fais... Je te jure ! Pas très dégourdi, ça c'est sûr ».
Joakim le regarda s'éloigner et disparaître au fond du parc.
Il n'allait plus en entendre parler pendant un peu plus d'un mois.
Un peu plus d'un moisplus tard, Patsy sonnait à sa porte.
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Le Pouvoir des Artistes
ParanormalRejoignez un groupe d'artistes révolutionnaires au moment où l'art devient magique ! A bientôt vingt ans, Joakim ne croit plus aux légendes de son île Celte : en vérité, le monde est beaucoup plus ordinaire que ça. Sa seule chance de vivre une vie...