Illusion

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Patsy rejoignait Joakim, un bouquet de houx dans les mains.

– C'est parce que ma petite sœur Ydi fait un peu de fièvre...

– Chut !

Il levait un doigt tendu en l'air pour lui demander le silence.

Il se courba en avant, Patsy fit pareil en ayant l'air de ne pas savoir pourquoi. Ils se mirent à avancer vers les grosses pierres d'où Elgud émergeait quelques instants plus tôt.

– ...mais bon, comme vous voulez, disait la voix. Vous n'avez pas besoin d'en dire plus, de toute façon : j'ai bien compris que c'était important, n'est-ce pas ?

Ils s'arrêtèrent devant les pierres et glissèrent un œil derrière : ils entrevirent alors, dans une petite clairière à quelques mètres de là, Brewal et Elgud côte à côte, et en face d'eux le Proconsul en train de faire les cent pas. Son uniforme immaculé et son écharpe violette en bandoulière faisaient autant bizarres en pleine forêt que l'imperméable de Brewal en pleine campagne.

Avec lui, Gromallo, l'air hargneux, et un autre Agent Proconsulaire tenaient Brewal et Elgud en joue avec leurs fusils d'assaut. Joakim eut l'impression qu'on venait de le saisir à la gorge. Il tomba carrément accroupi. Patsy l'imita.

– Ça m'aurait étonné que ce soit un korrigan, fit-elle tout bas. Le Proconsul ? Ici ? Qu'est-ce qu'il m'agace, celui-là !

– Comment ils nous ont retrouvés ?!

Joakim sentait son cœur s'emballer. Il se remit à regarder, rentrant la tête dans ses épaules.

– Mais je ne suis pas un mauvais bougre, continuait le Proconsul. Je ne vous traque pas pour le plaisir, figurez-vous. Ça ne va pas m'enchanter de demander à mes hommes de vous éliminer. Seulement, vous ne me laissez pas beaucoup le choix. Je dois faire appliquer la loi de la Grande Nation, n'est-ce pas ?

– Rien ne vous y oblige, dit Brewal.

– Il faut bien que quelqu'un le fasse. De toute façon, si ce n'était pas moi, ce serait quelqu'un d'autre. Et ce ne serait pas forcément mieux pour vous, vous pouvez me croire.

– Qu'est-ce qu'on fait ?!, fit Patsy tout bas.

Joakim releva son index en l'air.

– Chut !

– Je ne suis pas un mauvais bougre, dit le Proconsul une nouvelle fois. C'est pourquoi, quand bien même je serais censé vous faire abattre sur le champ, je suis prêt à vous faire une offre... Je crois que vous connaissez Soverinn Donn mieux que moi, n'est-ce pas ? Vous savez à quel point il est cruel. Rien à voir avec moi, pour le coup : j'espère au moins que vous vous en rendez compte. Or, c'est de lui que je reçois mes ordres, à présent. Et je suis fatigué. Il est très désagréable avec moi, sous prétexte que je n'ai pas réussi à vous attraper. En conséquence de quoi, vous comprendrez que je n'ai plus envie de lui rendre ce service. Alors si vous m'aidez à trouver ce que vous cherchez tous, et si c'est aussi précieux que je le crois, je suis prêt à vous laisser partir. Je suis sûr que je pourrai en tirer de quoi prendre ma retraite, une retraite bien méritée après des années de bons et loyaux services rendus à la Grande Nation. Et je n'aurai plus à lui obéir, ça lui servira de leçon. Il faudra seulement arrêter vos bêtises de révolution, bien entendu, mais c'est promis : si vous faites ça pour moi, vous serez libre, je vous laisserai tranquille.

Gromallo lui lança un regard de coin. Brewal ne sourcilla pas.

– Si j'arrête de me battre, je serai libre ?

– C'est ça.

– Faudra m'expliquer comment ce serait possible...

– Très bien. Dans ce cas, battez-vous si vous voulez. Mais en l'occurrence, vous ne vous battrez pas longtemps.

Et il montra les armes de ses hommes en forçant sur son sourire.

– De toute façon, répondit Brewal, j'essaie pas d'empêcher Soverinn de trouver ce qu'il cherche pour que quelqu'un d'autre l'ait à sa place. Surtout pas vous.

– Vous osez me dire que ce ne serait pas mieux pour tout le monde si c'était moi qui l'avais ?

– Oui, j'ose.

Le Proconsul serra ses dents blanches.

– Vous n'êtes jamais content, pas vrai ?

– C'est juste que vous comprenez pas que je puisse vouloir être libre...

– Oh mais vous êtes bien assez libre comme ça, à la fin ! Et l'île de Kembac aussi est libre, d'ailleurs. Que vous le vouliez ou non. Il ne faut pas exagérer. Les gens ne se plaignent pas, je vous ferais remarquer. Ils sont contents de leur sort, et ils ont bien raison ! Vous vous battez pour rien. Maintenant ça suffit : dites-moi ce que cherche Soverinn et comment je peux le trouver, ou je vous fais abattre dans l'instant tous les deux.

Brewal ne broncha toujours pas.

Mais Elgud s'ébranla comme une barque qui heurterait un écueil. Et jusque-là tremblotant sur ses jambes frêles et osant à peine lever les yeux, il se raidit d'un coup. Il jeta son regard loin devant lui et il se mit aussitôt à déclamer d'une voix forte :

– « Dans un bleu de bleuet, un paquet de fumée

Se traîne à travers l'air d'un grand désert d'acier ! »

...

Rien ne se produisit.

Les Agents Proconsulaires s'accrochaient à leurs armes, toutes pointées sur lui. Elgud toussota, mal-à-l'aise.

– Ça y est, c'est cassé. Je savais bien qu'il ne fallait pas que j'en use trop souvent.

– Qu'est-ce qui se passe ?, demanda le Proconsul en tournant ses yeux vers Brewal.

– Rien, faites pas attention à lui.

Joakim, derrière son rocher, porta la main à son cou.

– Le Granit ! Il est trop loin pour que le poème fasse son effet !

– Bon, reprit le Proconsul, si vous ne voulez pas me dire ce que je veux savoir, je n'ai pas de raison de...

– « Dans un bleu de bleuet... », recommença Elgud à tue-tête.

Joakim prit une grande inspiration, et il se releva.

Il sortit à découvert et il se mit à courir droit vers la clairière où se trouvaient les autres, aussi vite que possible ! Pendant ce temps-là, Elgud continuait :

– « ...un paquet de fumée

Se traîne à travers l'air d'un grand désert d'acier.

Il s'en va, lentement, tache sombre et diaphane,

Comme des éléphants traversent la savane ! »

Les Agents le tenaient en joue, le doigt sur la gâchette. Le Proconsul fermait les yeux à demi tellement il criait fort.

Joakim était tout proche quand ils durent enfin l'entendre arriver : ils se retournèrent dans sa direction, Joakim cessa de respirer...

Mais la forêt avait disparu. A la place s'étendait la plaine embroussaillée du poème, au-dessus d'eux défilaient des nuages merveilleux. Le Proconsul et ses hommes levèrent les yeux, la bouche grande ouverte.

Joakim s'arrêta au milieu des herbes, il vit que Patsy ne le suivait plus, elle aussi était en train de regarder en l'air. Il l'attrapa par la main et la tira avec lui. Brewal était dans le même état, Elgud le poussait devant.

– « Derrière mousse un tas de gros cotons de cendre, criait-il en même temps.

Devant, ils ont le dos pourpre et le ventre d'ambre.

Et ils se tiennent tous tournés vers un feu d'or

Dans un champ d'hibiscus que le soir fait éclore ! »

Et alors, Joakim etElgud se mirent à courir à toutes jambes, tirant Brewal et Patsy derrière eux.

Le Pouvoir des ArtistesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant