Peinture noire

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Joakim avança avec la même démarche emportée pendant encore quelques minutes. Jusqu'à ce que le choc de ses chaussures sur la caillasse lui apparût dans le silence de la nuit.

Il réalisa alors qu'il était seul, et il se calma un peu.

Il n'était pas juste seul, tout bien considéré : il se sentait carrément comme à la barre d'un petit bateau arrivé au milieu de l'océan.

Même s'il y avait beaucoup d'Agents, vu tout l'espace qu'ils avaient à couvrir, leurs lumières restaient encore assez distantes les unes des autres : les premières n'étaient pas sur sa trajectoire, il n'eut même pas besoin de dévier pour les dépasser.

Il pressa un peu, parcourut encore quelques mètres.

A mesure qu'il se rapprochait des montagnes, elles semblaient se gonfler d'obscurité, et lui avait l'impression de rétrécir.

Malgré ses efforts pour être discret, il ne parvenait pas à empêcher totalement le bruit de ses pieds contre le sol aride. Il se disait que l'ensemble des Agents Proconsulaires qui patrouillaient là devaient l'entendre arriver.

Mais il poursuivait malgré tout, et il en dépassa encore quelques-uns, plus près ceux-là, mais toujours assez loin pour lui permettre de passer inaperçu juste en se recroquevillant un peu plus.

Après un moment, il jeta un regard par-dessus son épaule : il s'était déjà bien enfoncé derrière les lignes ennemies. Impossible de distinguer l'endroit d'où il était parti. Il se demanda brièvement si Brewal et Patsy s'y trouvaient toujours.

Le murmure de la mer lointaine imbibait l'air. Les nuages se dispersaient dans le ciel d'encre, la lune se révélait par passage. Joakim avait l'impression qu'on devait aussi le voir venir de loin.

Son chemin commença bientôt à s'insinuer entre des paquets de rochers massifs et noirs, puis à grimper légèrement. Il s'arrêta là et finit de s'accroupir tout à fait.

Davantage de Brassards arpentaient la façade devant lui, la balayant de leurs lampes de poches. Et il commençait à sentir le sol vibrer sous ses pieds... D'où il était, le prochain Agent Proconsulaire sur son chemin ressemblait aux roches autour de lui, chacun de ses pas sonnait comme un coup de massue sur la pierre.

– Gromallo, dit Joakim tout bas en manquant s'étrangler.

Il se retourna à nouveau en se mordant la lèvre. Il ne se voyait pas faire demi-tour. Il ne pouvait pas faire demi-tour.

Il refit face aux montagnes, posa un genou à terre, tira sur ses vêtements pour les remettre en place. Il commençait à se sentir à l'étroit avec tous ces faisceaux de lumière autour de lui. Il s'accrocha aux bretelles de son sac à dos.

En fait, il l'en descendit pour l'ouvrir devant lui. Il en sortit la bombe de peinture et le carton avec les silhouettes du joueur de cornemuse et du sablier. Après une seconde de réflexion, il se dit qu'après tout, il pourrait bien faire diversion ici aussi pour libérer la voie.

Il tendit le carton vers une pierre à sa droite, mais elle lui parut trop petite. Vers un rocher à sa gauche, mais il ne lui sembla pas assez plat. Vers le sol à ses pieds, mais il était trop irrégulier.

Il réfléchit une seconde de plus.

Il considéra l'aérosol dans son autre main. Il relut l'étiquette : « Noir du fond d'une grotte ».

Il se mit à en pulvériser un peu sur ses chaussures...

Il cessa pour mieux regarder : son pied était sombre comme un trou.

Il fourra donc le pochoir dans son sac et il se remit à pulvériser son pied, remontant sur son mollet, puis sa cuisse. Jusqu'à ce que sa jambe fût confondue avec le ciel. La peinture dégageait une odeur de renfermé. Il en appliqua sur son autre jambe, jusqu'à sa taille, remonta sur son ventre, sa poitrine, son dos tant bien que mal, sur ses bras, ses mains blanches disparurent dans l'obscurité. Il remonta sur son buste, son cou, puis il ferma fort les yeux et se pinça les lèvres, il retint sa respiration, et il se pulvérisa de la peinture sur le visage – le spray lui fit l'effet d'une pluie fraîche.

Il s'arrêta enfin et prit un instant pour se parcourir du regard. Il était entièrement recouvert de nuit et il avait lui-même du mal à distinguer ses pieds.

Il remit l'aérosol dans son sac, remit le sac sur son dos. Il se replia en deux. Et il s'engagea à nouveau sur le chemin qui montait lentement vers le ciel invisible.

Assez vite, il ne fut plus capable de reconnaître le sentier au milieu de la caillasse. Les silhouettes des rochers se hérissaient autour de lui. Il se frayait un passage au milieu.

Les cailloux les plus légers sautillaient sur place à chaque nouveau pas de Gromallo, la nuit retentissait, de plus en plus fort à mesure qu'il s'avançait. Il fut bientôt assez proche pour l'apercevoir, dans les éclaboussures de sa lampe.

Joakim se rapetissait encore. Ce qu'il était en train de faire était simplement impossible, se disait-il en avançant toujours. Sa nuque tremblotait, sa tête avec, comme un fruit trop lourd sur une branche trop fragile.

Il s'arrêta enfin et attendit un peu, caché à distance. Gromallo allait dans un sens, revenait, repartait, tournait en rond. Joakim resta à l'observer un peu. Il fallait qu'il y aille, mais ce n'était jamais le bon moment...

Finalement Gromallo lui tourna le dos, Joakim se hâta de passer derrière..., mais l'autre fit volte-face aussi vite !

Joakim se figea complètement.

La lumière de Gromallo le balaya... Mais il vit le faisceau lui plonger dans le ventre, comme s'il avait été creux.

Gromallo souffla d'ennui, il fit demi-tour en braquant sa lampe ailleurs.

Joakim essaya d'avaler sa salive. Il hésita une seconde encore, mais pas plus, il repartit en se dépêchant. Il se faufila entre les roches, jusqu'à s'arrêter le dos collé contre l'une d'elles, il reposa son genou tremblant par terre.

Il glissa un œil derrière son rocher : Gromallo refaisait un aller-retour en soufflant de plus belle.

Joakim se ramassa derrière sa cachette. Il laissa ses épaules se détendre. Il sourit un peu. Il sourit beaucoup ! Il était passé ! Il n'était pas encore tiré d'affaire, bien sûr, beaucoup de lumières d'Agent circulaient encore devant lui. Mais si celle de Gromallo ne l'avait pas trouvé, celles des autres ne le trouveraient pas non plus !

Il allait repartir quand il sentit quelque chose remuer contre son pied.

Il resta immobile.

Il baissa les yeux.

Il avait cogné contre une espèce de pierre en forme de goéland, un peu plus petite. Il la poussa de la pointe du pied, elle bougea vaguement. Il se pencha dessus. C'était un oiseau d'argile.

L'oiseau s'envola d'un coup ! Battant des ailes avec un bruit de vaisselle cassée !

Joakim se crispa, il agrippa le Granit à son cou, suivit des yeux l'ombre en forme de volatile. Il la vit s'arrêter de monter à quelques mètres du sol pour retomber comme une pierre, se remettre à s'agiter et repartir un peu en hauteur, rapidement s'immobiliser à nouveau, chuter et descendre pour de bon.

Il l'entendit enfin s'écraser en fracas un peu plus loin, il serra les dents et rentra sa tête dans ses épaules. Tous les faisceaux des Agents Proconsulaires se braquèrent vers le bruit, – « Il y a quelqu'un ! » – « Par ici ! » –, une lumière dans son dos lui tomba dessus, projetant l'ombre de son sac à dos devant lui. « PAS UN GESTE OU JE TIRE ! ».

Joakim n'osa pas bouger. D'autres Brassards s'avançaient dans sa direction. Il tira un coup sec sur le Granit, cassant le fil autour de son cou. Il le laissa tomber à ses pieds. Juste avant que la grosse main de Gromallo ne se saisît de lui.

« HAHAHAHA !! »

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