Le Pub

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Dès que le Proconsul les eut enfin laissés, Joakim fila droit chez lui sans prendre le temps de donner une explication à Patsy, encore moins à Dani.

Il déboula dans la maison, traversa le salon sans dire un mot à sa mère, s'arrêta d'un coup. Il tourna les yeux vers elle : elle était assise dans le canapé en train de lire un livre, mais elle portait une combinaison de ski, une paire de moufle et un bonnet épais. Joakim comprit en voyant la couverture : une grosse neige y tombait, sous le titre : « Meurtre au Pôle Nord ». Il haussa les épaules et il reprit sa course.

Il grimpa l'escalier à toute allure jusqu'à sa chambre. Le grand dessin du phare de Kazeg accroché au mur s'était allumé, il tournait dans la pièce sa lumière vive, sur la même fréquence que le vrai dehors.

Joakim se précipita sur sa table de chevet. Il ouvrit le tiroir : la bouteille roula et cogna contre l'oiseau d'argile que Brewal lui avait confié. Il les regarda l'un et l'autre. Puis il attrapa la bouteille, en sortit le message qu'il glissa dans une poche de son gilet, et il saisit l'oiseau.

Il se rendit à son bureau, prit un stylo dans un pot, – la sculpture lui glissa des mains !

Plutôt que de tomber par terre et de se fracasser bêtement sur le sol, ses ailes se déployèrent et elle s'envola ! Joakim la regarda faire un tour paniqué de sa chambre, renverser le pot de stylos, entamer un deuxième tour tout aussi frénétique, faire tomber sa plante au passage, et finalement se fracasser bêtement contre le mur.

« C'est quoi ce boucan ? », fit sa mère au rez-de-chaussée.

Joakim se jeta sur les morceaux. Il en ramassa deux et les mit l'un contre l'autre. Evidemment, il ne se passa rien : ce n'était que les débris d'une sculpture en terre cuite. Il réfléchit une petite seconde, laissa les débris où ils étaient et courut à la porte face à la sienne, il frappa à peine et il ouvrit d'un coup.

– Hhhéééé !!, hurla Lizig.

Elle fit mine de cacher ce qu'elle était en train de faire, c'est-à-dire dessiner aux crayons de couleur sur une affiche. Mais il y en avait d'autres identiques qui reposaient un peu partout autour d'elle, sur son lit défait, contre des vêtements étendus sur le sol en pagaille. « Liberté ! », était écrit sur l'une avec des lettres qui clignotaient. « Laissez-nous vivre ! » sur une autre au milieu d'une étoile arc-en-ciel.

– Tu n'as pas le droit de rentrer comme ça dans ma chambre, s'indigna Lizig. Tu profanes ma vie privé !

– Tu connais un certain Brewal Kozhiliz ?

Lizig resta bête. Elle mâchouilla l'air une seconde.

– Pourquoi tu veux savoir ça ?

– J'ai besoin de lui parler. Je l'ai déjà rencontré, je devais reprendre contact avec lui mais je viens de perdre le moyen de le faire.

Vu la tête que faisait Lizig, il aurait aussi bien pu être en train de lui parler dans la langue interdite.

– Brewal Kozhiliz ?, demanda-t-elle.

– Oui.

– ... Brewal Kozhiliz ?

– Ecoute, tu n'es pas obligée de me croire, dis-moi juste où je peux le trouver.

– Je ne peux pas divulguer ce genre d'informations. Et puis de toute façon je n'en sais rien.

Et elle ajouta avec un sourire narquois :

– Si tu veux, tu peux toujours aller demander à quelqu'un au pub O'Connell : il y a souvent des membres de l'Association là-bas.

– D'accord, merci.

– Attend ! Ça n'a pas intérêt à être des histoires, ces gens ne plaisantent pas : même les Agents Proconsulaires n'osent pas aller là-bas !

Mais Joakim ne l'entendit qu'à peine, il était déjà reparti.

Il faisait désormais nuit noire et les rues étaient désertes.

Il semblait y avoir de l'agitation au pub, Joakim entendait déjà la musique à quelques rues de là.

En arrivant, il découvrit un groupe d'hommes à la peau tannée et de femmes baraquées réunis devant l'entrée, une chope de bière noire à la main. La plupart parlait fort et riait grassement, quelques-uns étaient isolés dans un coin, chuchotant. Joakim remarqua qu'un de ceux-là portait à la ceinture un foulard de carrés colorés, semblable au drapeau de l'île de Kembac. Les chaussettes d'un autre étaient tissées du même motif. Une jeune femme le portait en boucles d'oreille. Joakim les observa une seconde du coin de l'œil, puis il fila sans s'attarder.

A peine fut-il entré dans le pub qu'il resta cloué sur place.

L'endroit était bondé, au fond on avait poussé les tables et les tabourets de bois verni, et des musiciens installés sur les banquettes de cuir vert jouaient de leurs instruments en tapant des pieds. D'autres clients dansaient devant eux. Comme à la fête de Sainte Anna, un vent léger soufflait sur la cadence de la musique. Mais ce qui laissait Joakim pantois, ce qui lui avait presque fait tomber la mâchoire par terre, c'était que les gens dansaient aussi le long des murs et au plafond.

Ils virevoltaient et poussaient des cris de joie et tournaient entre les drapeaux celtes suspendus à la charpente et riaient et bondissaient par-dessus les étagères de bouteilles et les cadres accrochés aux murs.

Les hommes s'agrippaient à leurs bérets, les femmes tenaient leurs robes. Joakim se sentit pris de vertige.

Il fut poussé du chemin par un poivrot qui voulait entrer, le gars titubait tellement que son verre se vida sur le sol avant qu'il eût rejoint le mur le long duquel les autres dansaient. Tant bien que mal, il y grimpa avec eux.

Joakim secoua la tête, il laissa tout ça et il se rendit au comptoir.

Il dut y jouer des épaules pour se glisser entre les marins et les dockers qui y étaient accoudés.

– Excusez-moi !, dit-il à la barmaid. Vous savez où je pourrais trouver Brewal Kozhiliz ?

Les types entre lesquels il était parvenu à s'infiltrer interrompirent leur conversation pour se retourner sur lui. La barmaid le considéra également d'un œil noir et décida aussitôt de l'ignorer. Joakim commençait à se ratatiner, quand il sentit une main se poser sur son épaule.

C'était Patsy.

– Joakim ! J'avoue que je ne m'attendais pas à te voir. C'est trop chouette que tu sois venu !

– Qu'est-ce que tu fais là ?

– Voyons, tu sais, tous les supers musiciens dont je te parlais tout à l'heure. Les Agents Proconsulaires ont rapidement mis tout le monde dehors après ton départ du musée, je me suis tout de suite rendue ici en espérant que ce serait aussi cool que là-bas. Je ne suis pas déçue !, ajouta-t-elle en montrant du doigt les gens qui dansaient au plafond.

Joakim y rejeta un coup d'œil incertain.

– Pourquoi tu es parti si vite ?, lui demanda Patsy.

Il ouvrit la bouche mais il n'alla pas plus loin : un individu, un peu plus petit qu'eux, trapu, habillé d'un kilt en tartan et d'un bonnet rouge, un tissu de carrés colorés enroulé autour de son bras sec, venait de se poster à côté d'eux. Et il fixait Joakim sombrement.

Le morceau de musique se termina, le poivrot tomba du plafond dans un éclat de rire général.

– Alors comme ça vous voulez voir Brewal ?, demanda le petit nerveux en faisant craquer ses doigts pleins de grosses bagues.

– Brewal ?, fit Patsy en se retournant vers Joakim. Le chef de l'Association ?

– Suivez-moi, dit l'autre sans attendre de réponse.

Et il s'enfonça dans lafoule.

Le Pouvoir des ArtistesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant