Accélérer le temps

5 4 0
                                    

Le son léger d'une flûte réveilla Joakim quelques bonnes heures plus tard.

Le soleil n'était pas encore levé mais il avait commencé à teinter l'horizon de ses lumières. Le gros de la clarté venait encore de la lune.

Patsy jouait un air tranquille en regardant le matin naître.

Joakim se releva sur ses coudes : des champs blancs et vallonnés s'étendaient devant eux. Des murets de pierre y serpentaient, entre lesquels des petites vaches pleines de poils broutaient tranquillement. Il y avait par endroit des bosquets sans feuilles et des fermes antiques dont la cheminée fumait. Les ruines d'un château s'effondraient au pied d'un lac. Ils étaient assez hauts pour distinguer la mer au loin. Et la flûte de Patsy était calme et éternelle.

Joakim sourit.

Il se retourna : autour et derrière eux s'enchevêtraient les ombres de la forêt de Dervenn. Il vit alors l'imperméable jaune de Brewal en émerger et foncer droit vers eux.

– Ça y est, t'es réveillé ?

Son ciré de marin faisait bizarre dans le paysage de campagne. Patsy s'arrêta de jouer.

– Qu'est-ce qui se passe ?

– Elgud est parti. Faut qu'on y aille.

– Parti ?!

– Du coup on n'attend pas que le jour soit levé ?

– Pas le temps d'attendre. On va le faire se lever plus vite. Si Elgud tombe par hasard sur Cassano, je donne pas cher de sa peau. Est-ce que tu peux me prêter ton Granit une minute, Joakim ?

Joakim retira le Granit de son cou et le posa dans sa paume grande comme la patte d'un ours.

– Merci. Patsy, je suis sûr que tu connais un air de flûte plus rapide que ce que tu jouais.

– Euh... oui, bien sûr.

Elle se retourna vers Joakim, qui haussa les épaules. Elle fit donc comme si de rien n'était, elle se dégourdit un peu les doigts. Elle mit le bec entre ses lèvres.

Petit silence.

Puis elle partit sur un morceau tout de suite agité comme un ruisseau ! Même encore à peine réveillé, Joakim avait du mal à se retenir de bouger. Un petit air commençait à lui souffloter dessus. Brewal balançait la tête malgré lui. Pour autant, il gardait ses yeux tournés vers l'endroit de l'horizon où le soleil commençait à se faire deviner.

Les branches autour d'eux se mirent à se secouer. Brewal baissa le front comme pour ne pas se laisser distraire. Joakim le vit fermer son poing sur le Granit. Il prit une grande inspiration, en respectant la mesure.

Et l'herbe à ses pieds se coucha subitement en traçant des lignes symétriques, elles se répandirent dans toutes les directions à la fois !

En même temps le vent durcissait autour de lui, il agitait ses longs cheveux et sa grosse barbe blanche. La lumière commençait à croître, Joakim aperçut des oiseaux au loin qui se mettaient à battre des ailes en suivant les notes. Les petites vaches poilues qui broutaient dans leur champ commencèrent à passer d'une patte sur l'autre en rythme.

Brewal releva la tête pour viser plus loin : les bosquets dans la campagne s'agitèrent eux aussi en suivant la cadence, la fumée des cheminées se mit à onduler mélodieusement, des vaguelettes remuèrent à la surface du lac.

La terre battait la mesure, à en faire tomber la neige des toits et des branches par paquets, et la musique prenait du volume, tous les mouvements du monde s'en imprégnaient ! Joakim la sentait en lui aussi, chaque battement de pied de Patsy était un battement de son cœur ! Il sentait que, s'il s'était mis à courir, ses jambes, ses jambes auraient été aussi vite, aussi vite que les doigts de Patsy sur sa flûte, et il aurait parcouru, des kilomètres, en quelques secondes à peine !

Les longs nuages gris qui s'étendaient sur l'horizon devenaient blancs, devenaient jaunes, s'effilochaient par à-coups réguliers comme des reflets des notes.

Le jour gonflait au loin, la lune glissait dans le ciel à vu d'œil...

Patsy arriva à la fin de son morceau.

Le monde cessa de battre.

Le temps reprit brusquement son cours normal.

Brewal rendit son Granit à Joakim.

– Ça fera l'affaire.

Un morceau de soleil était en train d'apparaître lentement, tout au bout de la campagne. Joakim continua de fixer Brewal un instant, la bouche béante. Puis il baissa les yeux sur son Granit, dans sa main encore tendue, incapable de se remettre à penser.

– Ne traînons pas, ditBrewal en se retournant vers la forêt. Elgud n'est peut-être pas arrivé trèsloin.

Le Pouvoir des ArtistesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant