II - Nala

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Nala avançait avec Feldan sur le quai de la gare. Elle était attendue dès cette après-midi dans les fermes administrées par l'Autorité Wurjag, à l'ouest de Kalsura. Ces dernières n'étaient en rien connectées aux chemins de fer, mais elle avait tenu à se lever de bon matin pour assister au départ de son ami dans les mines ; surtout, elle tenait à lui dire au revoir. Visiblement, elle était la seule à faire preuve de cette sollicitude. Le reste des ouvriers embarquaient dans les wagons seuls et en silence.

Le sifflet à vapeur de la locomotive signala que le convoi s'apprêtait à partir dans quelques instants. Si Nala ne comptait évidemment pas faire manquer son train à Feldan, elle tenait néanmoins à profiter de chaque minute qu'il leur restait.

« Rappelle-moi en quoi consistera ton travail, dans les mines d'Yliss ? demanda-t-elle pour briser le silence et l'ambiance pesante des adieux.

— Les prospecteurs et géophysiciens de l'Autorité Yliss ont découvert de nombreux filons de cuivre, de fer et de zinc, répondit Feldan. Pas mal de houille aussi. Ils ont également mis au jour quelques veines de minerai de palladium, de rhodium et de tantium... Mon job ? Extraire cette fortune et la placer dans les poches d'Yliss !

— J'espère vraiment que tu vas tenir le coup, ça ne va pas être simple. Et on ne se verra plus tous les jours, dit Nala en faisant la moue. Les mines sont si loin...

— Oui, au-delà même de la limite sud du roc... admit Feldan avec tristesse. Je crains d'y être coincé pour au moins quelques mois. Mais, se pressa-t-il aussitôt pour ne pas terminer sur une note mélancolique, on se retrouvera les dimanches ! Et je chercherai du boulot dans la capitale pour me rapprocher de toi. J'ai juste besoin que tu me donnes un peu de temps. »

Nala fit un effort pour ne pas se laisser aller à ses émotions. Pas déjà... Le moment auquel elle ne voulait pas penser hier soir était enfin arrivé. Feldan allait partir à plus de deux cent cinquante kilomètres d'ici pour travailler dans cette fichue exploitation minière.

Chaque fois que le Conglomérat étendait son étreinte sur ses terres frontalières, de nouveaux trésors s'offraient à lui. La puissante nation s'abreuvait de ces ressources, tel un ogre vorace dévorant la chair des hommes. Croître pour survivre ; grandir, ou mourir. Le gisement patientait à quelques mètres sous terre à peine, comme un don du ciel, ce qui laissait présager de juteuses retombées économiques pour l'Autorité Yliss, sans compter le prestige extraordinaire qu'elle allait immanquablement en retirer.

En secret, Nala espérait que la Voix d'Yliss avait volontairement exagéré les qualités du gisement ; qu'en réalité, il n'était pas aussi gros qu'annoncé et que sitôt la manne épuisée, Feldan rentrerait à Kalsura. Hélas, les métriques avancées par la Voix Yara tenaient davantage de la réalité que d'une propagande savamment orchestrée. Depuis le repérage des métaux rares, les mines d'Yliss avaient été installées avec une frénésie toute particulière tandis que les Sept avaient prolongé la voie ferrée jusqu'à ce nouveau terminus. Plusieurs centaines d'ouvriers carburaient déjà jour et nuit dans les gigantesques installations de forage, qui étaient là pour durer...

Quel avenir cela signifiait-il pour eux ? Bien qu'ils n'aient jamais dépassé le stade de l'amitié, Nala avait souvent jaugé Feldan d'un autre regard. Elle avait laissé ses pensées libres à une relation d'un autre type, plus intime. Cette possibilité avait toujours été laissée ouverte ; pourtant, ni l'un ni l'autre n'avait jamais franchi le pas. Les sentiments qu'elle éprouvait pour Feldan restaient encore si ambigus ! Elle ne ressentait ni passion ni amour ardent, lui vouant plutôt une confiance inébranlable, une tendresse profonde et une complicité inégalée. Pourtant, jamais elle ne s'était représentée avec un autre homme que Feldan à ses côtés. Et voilà qu'il allait travailler en dehors de Kalsura... Avec qui allait-elle partager sa vie, maintenant ?

« Mon dieu, Feldan, tu vas me manquer... ! » s'exclama-t-elle, le cœur serré.

Nala n'avait jamais eu peur de confier ses pensées les plus secrètes, de dévoiler sa sensibilité ou de montrer sa vulnérabilité. Quelque peu ému, Feldan lui répondit par un sourire timide. À force de côtoyer Nala, il s'était lui aussi de plus en plus ouvert à ses émotions lors de ses années étudiantes. Encore aujourd'hui pourtant, ces marques d'affection restaient pour lui une source d'étonnement. Parfois, Feldan n'était pas d'humeur à se confier et lui répondait avec sarcasme pour éviter de jouer les sentimentaux ; mais aujourd'hui, il ne pas gâcha pas ce moment.

« Moi aussi, ça va me faire tout drôle de ne plus te voir tous les jours, admit-il. C'est la fin d'une époque. Qu'est-ce qu'on s'est bien marré... ! Ne t'inquiète pas Nala, je te promets de rentrer à Kalsura en fin de semaine prochaine et toutes les autres à venir. Ne serait-ce que pour entendre une nouvelle fois tes rires. »

Ses yeux s'embuèrent de larmes.

« Tu as vraiment intérêt à me revenir en bon état, Feldan ! » ajouta Nala d'une voix autoritaire qui lui était inhabituelle et qui surprit son ami.

Son inquiétude était légitime. Le Conglomérat recourait de plus en plus souvent à la dynamite pour forer les tunnels. Si l'ampleur des détonations pulvérisait la roche la plus dure, le réseau souterrain déjà établi risquait d'être fragilisé et d'emmurer vivant les pauvres ouvriers ; ce qui, hélas, arrivait souvent, bien trop souvent... Le fait que le Conglomérat approuve encore ces méthodes en disait long sur ce qui revêtait le plus de valeur à ses yeux, entre les précieux minerais et sa main-d'œuvre illimitée. Et puis, il y avait aussi ces inévitables coups de grisou. Le gaz invisible et inodore se dégageait des couches de charbon et s'infiltrait sournoisement dans les tunnels des mineurs. Une fois en quantité suffisante dans l'air, il suffisait d'une étincelle pour provoquer des explosions mortelles...

À six heures cinquante-cinq, une sonnerie retentit dans la gare.

« Dernier appel pour le départ de sept heures jusqu'aux mines d'Yliss », annonça une voix au timbre artificiel.

Feldan se rapprocha d'elle et lui donna une longue étreinte chargée d'émotion.

« Ne t'en fais pas, lui souffla-t-il d'une voix rassurante. Je vais prendre soin de moi, je te le promets. Allez, au revoir, Nala... »

Son cœur se fit lourd dans sa poitrine. Émotive de nature, elle ne parvint pas à retenir ses larmes. Elle était si triste de voir Feldan partir et si inquiète pour lui ! Tous deux connaissaient parfaitement la fréquence des accidents du travail dans les mines. Plus d'une dizaine chaque mois...

Lorsque le train siffla son dernier appel, Feldan se dégagea d'elle. Nala ressentit une impulsion jaillir en elle pour le retenir. Elle esquissa un geste pour s'agripper à lui, pour l'implorer de renoncer... ! Dans sa détresse passagère, elle faillit l'attirer à elle pour l'embrasser. Elle voulait mettre ses sentiments à l'épreuve, enfin savoir ce qu'elle éprouvait à son égard !

Mais elle n'osa pas franchir le pas et il était trop tard, car Feldan venait de grimper dans l'un des wagons. Avant de fermer la porte, il lui jeta un dernier regard et lui adressa un tendre sourire tout en esquissant la main en guise d'au revoir. La locomotive mit en branle le convoi, envoyant Feldan jusqu'à sa destination, pour le meilleur et pour le pire... Nala ne trouva la force de quitter la gare que lorsque le train avait complètement disparu de son champ de vision.

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