IV - Sonia

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Le vingt-et-un septembre aux alentours de vingt heures trente, le tocsin résonna dans les fermes de Wurjag.

Depuis qu'elle était emprisonnée dans son espace de travail, Sonia avait conservé une trace des jours précédents sur un journal afin de garder une emprise sur le monde réel. Rien de bien passionnant ne s'était produit dans les laboratoires de Wurjag au cours de ces huit longues journées et son enfermement semblait remonter à une éternité... Dans ces conditions, comment mieux tuer le temps, sinon qu'en travaillant à son bureau une fois la nuit tombée ?

Dans ce sens, l'alarme sonna comme une délivrance, même si cela signifiait aussi que les nouvelles n'avaient rien de réjouissant. L'envahisseur n'était plus qu'à quelques kilomètres d'ici et marchait droit sur eux ! Que s'était-il passé avec l'armée conglomérée ? Inutile d'y réfléchir, il fallait fuir. Tout de suite !

Ce qui s'ensuivit ne fut qu'un vacarme tumultueux. Les voix paniquées se mêlèrent au tapage incessant de la sirène. Sonia se boucha les tympans. Dans la confusion, elle n'eut pas le temps d'aller récupérer ses affaires et se dirigea directement vers la sortie conformément au plan d'évacuation. Les soirées se faisaient fraîches... Malheureusement, Sonia avait laissé son gilet à l'intérieur et n'était vêtue que d'une chemise légère. Elle frissonna dès qu'elle franchit l'extérieur et plaça aussitôt ses mains contre ses bras pour se frictionner.

Au loin en haut d'une colline, elle aperçut cinq véhicules motorisés qui s'éloignaient vers la relative sécurité des murs de Kalsura.

Bye bye les "braves" directeurs, ironisa-t-elle. S'ils sont déjà là-bas, c'est qu'ils ont pris la poudre d'escampette juste avant d'avoir déclenché l'alarme, pour qu'il n'y ait pas de ruée sur leurs automobiles. Les fumiers ! Et... où sont les charrettes promises ?

Dans la pénombre, Sonia chercha un moyen de locomotion lui permettant de rejoindre la capitale. À quarante mètres d'elle se tenait un carrosse de huit places et tiré par trois chevaux. Néanmoins, le cochet ne donnait pas du fouet aux montures ; non, il faisait claquer son instrument sur les employés épouvantés qui forçaient le passage de la voiture, pourtant déjà au complet. La frénésie de l'évacuation virait à l'affolement.

Une sourde douleur l'envahit alors, une émotion qu'elle n'avait jamais connue aussi viscéralement : la crainte de la soudaineté de sa mort ! L'afflux d'adrénaline manqua de l'assommer. Elle ne savait pas où se trouvait l'ennemi en ce moment ni à quelle vitesse il approchait, mais elle savait ceci : elle était en danger.

Je dois me démerder par moi-même ou je vais crever ici, comprit-elle avec gravité.

Elle prit ses jambes à son cou. Une jambe après l'autre, elle se précipita le long de la route terreuse menant à Kalsura.

Gauche, droite, gauche... Poing de côté, merde, déjà ! Respire, Sonia, respire ! Une inspiration, deux expirations... Pfou ! Pfou !

Elle soufflait comme un bœuf. Hélas, elle n'avait pas entretenu une forme très athlétique par le passé. Avec sa silhouette potelée, elle payait aujourd'hui la négligence de sa santé...

Sonia courait depuis déjà trois minutes lorsqu'elle jeta un regard derrière elle. Les laboratoires de Wurjag apparaissaient encore entièrement dans son champ de vision, comme si elle n'avait pas avancé d'un iota. Des centaines d'employés en blouse blanche se déversaient encore hors de l'édifice par de multiples portes de sortie, tandis que d'autres travailleurs provenant des centres d'élevage se mêlaient à la foule.

Elle avait beau cracher tous ses poumons, elle avait l'impression de faire du sur place. Que c'était décourageant ! Et ce n'était pas terminé. Son désespoir atteignit un nouveau sommet lorsqu'une personne arriva à sa hauteur.

Mais... c'est ma collègue ! s'étonna-t-elle.

Les deux femmes se dévisagèrent d'un regard interdit et ne s'adressèrent pas leur parole. Préoccupée par sa propre survie, la chimiste ne décéléra pas sa course ; au lieu de ça, elle la dépassa et, telle une fusée perçant l'air de son aérodynamisme, elle traça droit devant jusqu'à disparaître dans l'obscurité.

La sa-lope... Bordel !! tempêta Sonia, humiliée comme jamais. Je me meus comme un vrai boudin ! J'aurais dû faire plus de gym le matin...

Au bord d'une crise d'hyperventilation, elle s'arrêta et manqua de pleurer. Sa respiration était saccadée, son cœur partait en vrille et son front ruisselait de sueur. Au moins, elle n'avait plus froid... À l'aide de longues inspirations par le ventre, elle finit par reprendre le contrôle de son souffle. Posant un genou à terre, elle déchira le bas de son pantalon d'un geste vif pour le rendre plus ample et pour courir sans entrave.

Maintenant, Sonia, bouge ton gros cul.


Elle courut par étapes inégales, brassée par des sprints foudroyants qui la contraignirent à récupérer au cours de marches rapides... Elle se fit très souvent dépasser par d'autres hommes plus sportifs qu'elle ; chaque fois, elle se lamenta en son for intérieur et manqua de baisser les bras.

Les taillis succédaient aux champs et aux plaines, mais il n'y avait toujours aucune trace de la gigantesque mégalopole. L'air était d'une pureté insoutenable ! Pour une fois, Sonia ne souhaitait rien d'autre que de se faire chatouiller les narines par une douce once de pollution. Hélas, Kalsura était encore si loin ! Le trajet vers la capitale nécessitait déjà une bonne demi-journée à bord d'une charrette. Maintenant qu'elle l'effectuait sur ses propres jambes, Sonia se rendait compte de l'immensité du Conglomérat. Si longue que lui parût sa fuite, elle n'avait sans doute avalé que cinq à dix kilomètres à tout casser.

Son périple s'éternisa pendant encore une bonne heure lorsque plusieurs charrettes tirées par des ânes et des mulets arrivèrent à contresens. Les braves paysans avaient répondu présents à la détresse des employés de Wurjag ! Depuis leurs hameaux, ils s'étaient portés au secours de tous ces hommes et de toutes ces femmes laissées à eux-mêmes suite à cette évacuation désastreuse.

Sonia laissa échapper un soupir de soulagement. Les vrais héros n'avaient pas de nom. Elle escalada l'une des carrioles avec difficulté et se fit une petite place parmi les autres passagers... avant de s'affaler de tout son long sans aucune décence !

« C'est ironique... murmura le charretier d'un air mystérieux.

— Quoi donc ?

— Y'a un mois de ça, j'ai pris en stop une jeune femme comme vous pour l'amener aux fermes de Wurjag ; et voilà qu'on aide à évacuer tout l'monde d'ici, maintenant ! Aaaaah, toujours à courir à gauche à droit' ces citadins, je vous jurêuh !!! »

Le fermier fit opérer un demi-tour à sa charrette et se dirigea vers Kalsura. Préoccupée par les autres personnes qu'il restait à évacuer, Sonia regarda derrière elle alors que les bruits de son cœur ralentissaient tout doucement. Le pire était passé. Elle arriverait à Kalsura au milieu de la nuit d'ici quelques heures et retrouverait le confort de sa chambre aussi bien que la compagnie de ses colocataires.

Mais, loin de se tranquilliser et de se sentir en sécurité, elle soupira. Les traumatismes du conflit helkari l'envahirent à nouveau ; surtout, la perte de ses parents, ce poids qui ne l'avait plus jamais quittée... Elle s'apprêtait à revivre cet ignoble cauchemar ; à y faire face à nouveau, quand bien même c'était ce qu'elle redoutait le plus au monde ! La boule au ventre, Sonia songea à la récente muraille que l'Autorité Qileth avait bâtie tout autour de Kalsura. Malgré sa robustesse et son intimidante façade noire, allait-elle être suffisamment robuste pour repousser l'envahisseur ? L'assaillant allait-il se briser contre ces impressionnants remparts de ferro-ciment, ou allait-il mettre à sac la cité et réduire à néant tout ce qu'elle connaissait... ?

Sonia ne dessinait qu'une éventualité ; inévitable, finale, fatale.

L'ennemi va fondre sur la capitale et ne faire qu'une bouchée de nous ! s'épouvanta-t-elle dans un élan de terreur.

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