Les Sept

IV - Ledtas

Ledtas tenait à discuter avec Drosdar avant l'interrogatoire du dignitaire assylien ; aussi se rendit-il à la caserne avec un peu d'avance, avant la fin de la pause de midi. Il trouva rapidement son frère, qui errait seul dans la cour. Comme lors de la soirée précédant les essais des Girodynes, ils devraient discuter chacun d'un côté du grillage.

« Salut, Drosdar, l'appela-t-il.

— Ledtas. Wow, mais je reconnais cette armure ! C'est l'un des accoutrements de la Voix de Valor. Ça te change drôlement, dis donc.

— Eh oui, dit Ledtas d'un air gêné. Quoi de neuf depuis hier soir ?

— Des absurdités administratives... lâcha Drosdar avec mauvaise humeur. J'ai été forcé de passer la nuit dans mon dortoir et ne suis pas autorisé à sortir d'ici au cours de la journée, car, soi-disant, "mon retour à Kalsura ne relève pas d'une permission officielle"... Mes fesses oui, c'est un sale coup du Général ! Je suis sûr que Montagnac a fait une erreur exprès lorsqu'il a rempli mon autorisation. Résultat, je ne peux toujours pas retrouver Soline et je suis une nouvelle fois condamné à rester en cage, dans l'attente de nouvelles instructions.

— Je suis désolé de l'apprendre, petit frère. Quoiqu'il en soit, l'état-major ne pourra pas te maintenir ici très longtemps. Tôt ou tard, tu sortiras d'ici. »

Comme Ledtas n'avait pas beaucoup de temps devant lui, il rentra directement dans le vif du sujet.

« Drosdar, commença-t-il, mal à l'aise, j'ai moi aussi de mauvaises nouvelles. Je me suis entretenu avec le Primat ce matin en rapport à notre discussion de la veille. Je regrette, mais je n'ai rien pu faire. Aucune décoration n'est prévue à ton égard, pas plus qu'une promotion.

— Bordel... proféra Drosdar tout en accusant le coup pendant quelques instants. Six ans que je suis à l'armée, six. Je voyais enfin mon heure arriver, je me le représentais déjà : "Drosdar, Tireur d'élite du Conglomérat". Ça en aurait jeté grave ! Fais chier, putain... Tu vois Ledtas, reprit-il d'un air mauvais, j'ai eu le temps de réfléchir depuis hier et voici ce que j'ai remarqué. Nous sommes pareils, nous avons tous les deux joué aux rebelles en crachant à la gueule du pouvoir ; moi, sur Montagnac ; toi, sur Wurjag. Cependant, le Primat t'a récompensé en te nommant sa Voix ; tandis que je croupis dans les fanges de l'armée dans lesquelles le Général me maintient... »

Drosdar est en colère, remarqua Ledtas. C'était, hélas, à prévoir... J'ai intérêt à bien choisir mes mots.

« Le Général Montagnac te reproche certainement de lui avoir tiré dessus, mais je pense qu'il en veut davantage à la personne responsable de la conception du sérum, c'est-à-dire l'Autorité Wurjag, expliqua-t-il. Toutefois, comme il ne peut rien faire contre lui, il se venge sur toi.

— Tu m'as pourtant indiqué que Valor déteste L'Empoisonneur, asséna Drosdar. Pour autant, il t'a aidé toi mais pas moi, qui étais pourtant visible de tous sur l'estrade après la représentation publique.

— Sérum ou pas, le Général ne t'aurait certainement pas pardonné de lui avoir enlevé la victoire ; il a son orgueil et sa fierté, comme toute personne se trouvant haut dans l'échelle du pouvoir. Et lors de l'épreuve, les Sept souhaitaient faire rayonner Montagnac ; ton tir n'étant pas allé dans leur sens, tu n'as reçu aucun soutien de leur part ensuite. Hélas, Valor ne peut pas sauver tout le monde de L'Empoisonneur. J'aurais aimé aider Sonia aussi, mais je ne lui ai même pas parlé d'elle.

— Pourtant, contra Drosdar, Valor est un ancien militaire, capable de reconnaître le coup d'éclat d'un soldat. Alors quoi, Le Fer de Lance n'a pas apprécié mon tir ? Il estime que je ne mérite aucune récompense ?

— Il s'explique la précision de ton tir par les effets du sérum, tempéra Ledtas d'une voix calme. Je comprends que sa décision te paraisse injuste ; hélas, c'est lui qui a le dernier mot et il a tranché en estimant que tu avais accompli ton devoir, rien de plus.

— Le Fils de Pute ! éructa Drosdar. Sa campagne militaire contre Helkar l'a érigé au rang d'Autorité puis de Primat, et cet opportuniste hypocrite ose me parler de devoir !

— Calme-toi, Drosdar... murmura Ledtas, qui n'appréciait ni les vociférations de son frère ni le grillage les séparant. Il y aussi cet aspect : tu te retrouves en concurrence malheureuse avec Blazer et Amelia, qui ont littéralement renversé la bataille à deux ! L'armée veut mettre en avant les pilotes de Girodynes. Valor trouve normal de t'écarter à leur profit et n'a rien à y redire, voilà tout.

— Et pour mes amis... ? reprit Drosdar d'une voix faible. Pour mes amis, qui se sont fait laminer leur santé lors de la représentation publique... ? As-tu parlé d'eux au Primat, Ledtas ?

— Drosdar, bien sûr que je l'ai fait, dit Ledtas tout en réprouvant d'avoir à se justifier. Comme je te l'ai dit, je n'ai que de mauvaises nouvelles à te transmettre et j'en suis désolé... Tu peux me croire quand je t'affirme que j'ai fait tout mon possible sans avoir réussi à obtenir gain de cause. J'ai beau être devenu la Voix de Valor, je ne suis en rien le second du Primat. Je ne suis rien, Drosdar, je suis tout aussi impuissant que toi... confia-t-il avec une boule dans la gorge. Je n'ai aucune solution à te donner à propos de tes amis et je le regrette amèrement. Aussi longtemps que durera cette guerre, l'armée conglomérée restera intouchable ; même une fois qu'elle sera terminée, rien ne garantit que tes amis aient droit à une reconnaissance de leurs préjudices. Je crains qu'ils ne doivent vivre avec...

— Je ne l'accepterai jamais ! hurla Drosdar avec violence tout en cognant de son poing le grillage entre eux. Des escrocs ! Tous des escrocs !! »

Ledtas cherchait une nouvelle fois à atténuer l'esclandre, lorsqu'une voix interrompit leur échange.

« Venez, Vartan, l'interrogatoire va bientôt commencer », annonça le vieil homme grisonnant à l'allure costaude.

Ledtas reconnut la Voix Qlark Sullivan, le père de Qileth ; Qlark, l'un des Six de l'époque, ancienne Autorité à l'Aréopage jusqu'à ce qu'il cède son siège à son fils, il y a vingt-et-un ans.

« Drosdar, je dois te laisser ! dit Ledtas avec précipitation. Nous terminerons notre discussion plus tard, d'accord ? »

Sous l'emprise de sa colère et de sa frustration, son frère ne répondit pas tout de suite à sa question. Son silence s'expliqua peut-être parce qu'il venait d'entendre le nom de Voix de Ledtas. Drosdar adressa à son aîné un regard tout nouveau, l'un de ces regards méfiants qu'on lance d'habitude aux plus parfaits inconnus !

« Me tiendras-tu au courant de ce qu'il se passera à l'intérieur ? demanda-t-il finalement.

— Tout ce qui ne tombe pas sous le secret militaire, oui, promis, répondit Ledtas d'une voix calme.

— Autrement dit, rien... lâcha son frère d'un air mauvais.

— Je ne peux pas trahir les habilitations dont je dispose. Tu le sais bien, toi qui es soldat. À plus tard, petit frère. »

Tout en se joignant à la suite de Qlark, Ledtas repensa à l'étrange regard que Drosdar venait de lui adresser. Sous l'emprise de son désespoir et de sa jalousie, son petit frère déformait la réalité. Dans la perception distordue de ce dernier, Ledtas était à la botte des Sept, par adhésion réelle à leur idéologie ou par loyauté intéressée.

Il eut toutes les difficultés à faire le calme dans son esprit. Avec mélancolie, il repensa à sa remise des diplômes et à l'arrivée de Drosdar sur sa moto. Ils avaient passé de si bons moments, ce soir-là... ! Ledtas se souvint aussi des nombreuses fois où il s'était enquis des dernières nouvelles de l'armée ; sans exception, Drosdar lui avait toujours révélé ce qu'il savait. Grâce à son frère, il avait su quels étaient les déplacements des troupes conglomérées lors de ses études, alors qu'il restait claustré dans la capitale.

Aujourd'hui, leurs situations s'étaient inversées, c'était lui qui accédait à des renseignements exclusifs, mais Drosdar l'accusait de le mettre de côté ! Ledtas continuait de se le demander, alors qu'il pénétrait dans la caserne où allait se conduire l'interrogatoire secret défense.

L'incompréhension entre les deux frères creusait une distance entre eux. C'était, pour lui, un véritable déchirement.