Chapitre 33

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D'un geste instinctif, Brian se protégea le visage du rayon de soleil qui lui brûlait la joue. Lorsqu'il entrouvrit les paupières, son regard reconnut la façade arrière du bâtiment de la Résidence. Il mit toutefois quelques secondes à réaliser qu'il n'était pas dans sa chambre.
Vaguement désorienté, il s'assit sur le banc de pierre sur lequel il était allongé et regarda autour de lui d'un air incrédule. Un mal de tête lancinant l’assaillit pendant un bref instant. L'idée qu'il ait pu choisir de dormir là lui sembla totalement improbable et il n'en avait aucun souvenir. Estimant que ce n'était pas si important, il lâcha un bâillement puis essaya de détendre les muscles de son cou. Il reconnaissait avoir tendance à piquer un somme dans des endroits insolites et ses amis le charriaient souvent à ce propos.
Il s'étira de tout son long et massa ses membres courbaturés des suites de sa position de sommeil inconfortable. Après un bref regard à la montre à son poignet, il se leva pour rejoindre l'appartement. Avec un peu de chance, il aurait le temps de se changer et de faire un brin de toilette avant d'aller en cours.
Lorsqu'il entra dans le salon, les filles, déjà préparées et prêtes à sortir, prenaient leur petit déjeuner. La table était chargée de pâtisseries, de boissons instantanées et de petits plats à réchauffer en tout genre provenant de leur réserve.
— Tu as pu terminer tes devoirs d'histoire hier ? demanda Luna en jetant ses couverts en plastique à la poubelle.
— Je les ai terminés tôt ce matin avec Sidney. C'était de justesse mais je crois que ça fera l'affaire, lui répondit Britney.
Mayumi mit en pause son cours de chinois en audio, enleva ses écouteurs et les rangea avec son lecteur MP3 dans son sac à main.
— J'y vais, on se revoit à la pause déjeuner.
— Salut Brian, dit Luna. Tu reviens de ton entraînement ?
— On s'est débrouillées pour le petit déjeuner, indiqua Sidney. Tu peux te servir sur la table en partant ou dans le placard au-dessus de l'évier, si tu préfères.
— Merci, je vais faire comme vous.
— On aurait pu avoir un vrai petit déjeuner au réfectoire si on s'était levés plus tôt.
— Tant pis. Ça nous apprendra à papoter devant nos devoirs jusqu'à pas d'heure, dit Mayumi en haussant les épaules. Au fait, tu n'aurais pas croisé Lucas ?
Brian réfléchit quelques secondes.
— Non, pas que je sache. Il est aussi sorti s'entrainer ?
— Sans doute. Et comme d'habitude, il doit avoir exagéré sur la durée.
— Si tu arrives à le contacter, rappelles-lui qu'il va arriver en retard en cours, dit Mayumi en suivant ses amies hors de la pièce. On se revoit à la pause déjeuner.
Alors qu'il se dirigeait vers le couloir, Brian se heurta presque à Yoey qui arrivait en sens inverse.
— Tiens, salut. Qu'est-ce que tu fais encore là, tu n'as pas cours ce matin ?
Il s'empara d'une canette de jus de fruits dans le réfrigérateur. Brian s'appuya contre le montant de la porte et se massa les tempes du bout des doigts, prit d’une subite migraine.
— J'avoue que j'ai très envie de sécher pour une fois, dit-il. Je ne me sens pas très en forme.
— C'est sûrement à cause d'hier. Lucas, aurait dû penser à nos horaires du lendemain avant de décider du moment de notre opération. A propos, Maya a déjà des soupçons et elle n'est peut-être pas la seule. Alors à ta place, j'essaierai de sauver les apparences.
Il prit sur la table deux donuts emballés qu'il glissa dans son sac en bandoulière.
— Que... Quoi ? De quelle opération tu parles ? J'ai raté quelque chose, hier soir ?
Yoey se tourna vers son ami et détailla son expression confuse, essayant de déterminer s'il plaisantait.
— Très bonne stratégie, sourit-il finalement en hochant la tête. Faire l'ignorant et nier tout en bloc si on nous demande. Tu as tout compris. J'espère que tu seras aussi convaincant lorsque le Comité d'Enquête commencera à se poser des questions. Allez, je te laisse. On se voit à midi.
Il disparut dans le couloir à son tour. La porte se referma dans un claquement, laissant place au silence. Brian resta planté dans l'encadrement de la porte pendant plusieurs secondes, l'air hébété, puis il haussa les épaules et se dirigea vers la salle de bain.

***

Le cours de stratégie avancée, délivré essentiellement aux chefs d’équipe, faisait partie des formations les plus valorisées du NSIS. Destiné à enseigner aux Leaders le sens du commandement et de la prise de décisions ainsi que la gestion des imprévus et la conception de plans de secours en cours de missions, il était considéré comme un cours incontournable pour les chefs d'équipe et constituait un véritable pilier de leur instruction.
— Vous l'aurez compris, dans le feu de l'action, lorsque vous êtes confrontés aux tiraillements émotionnels que nous venons de relever, il est primordial de savoir garder la tête froide, affirma l'instructeur.
Vêtu dans un style proche du gothique, Daisuke se déplaçait devant la salle d’une allure fière et détendue. Il occupait simultanément les fonctions de conseiller stratégique, de responsable pédagogique et de chef de service de la section de recrutement du QG. Ses qualités professionnelles le faisaient jouir d'une grande notoriété parmi les agents. En outre, il connaissait personnellement chacun des agents major du Bureau mieux que n'importe quel autre senior ou membre de l’administration, ce qui lui valait d'être considéré par la plupart comme leur figure paternelle au QG.
— Autant vous le dire simplement : lorsqu'un Leader panique ou perd le contrôle devant des situations apparemment désespérées, il communique aussitôt ce sentiment défaitiste à ses coéquipiers, poursuivit-il. Vous êtes la ''tête'' de votre groupe, ne l'oubliez jamais. Car cela implique que lorsque vous adoptez une certaine réaction aux évènements, que ce soit consciemment ou non, le ''corps'' vous imite. Au mieux il restera paralysé en attendant vos ordres, au pire il se mettra à agir par lui-même, d’une manière souvent désorganisée et préjudiciable à la mission.
Brian prit quelques notes sur son canevas. Il cala son menton dans le creux de sa main et s’efforça de garder les yeux ouverts, malgré la fatigue grandissante.
— Et pour éviter cela, rien de tel que d'opposer une résistance active, poursuivit Daisuke. Restez confiants, dynamiques et en mouvement quoi qu'il arrive. Ne laissez pas la peur des évènements prendre le dessus sur vous, il est vital que vous soyez maitre de la situation. Et même si la peur vous prend aux tripes, vous devez faire en sorte de la dissimuler derrière un comportement plus intrépide.
Le senior s'installa sur le rebord de son bureau.
— On dirait que ma réflexion rend perplexe quelques-uns d'entre vous, poursuivit-il avec son éternel sourire enjoué.
Yuki leva la main.
— Je suis parfaitement d'accord avec l'idée de rester zen quoi qu'il arrive, dit-elle, l’air à la fois enthousiaste et inquiet. Mais vous êtes sûr qu'adopter la tactique dont vous parlez sans tenir compte de la situation générale sur le terrain ne risque pas de nous pousser à commettre des erreurs ?
— C'est vrai, une approche prudente sera peut-être plus raisonnable que de foncer dans le tas avec tous les risques que ça implique, renchérit Keiji.
Daisuke émit un petit ricanement, surprenant l'assistance.
— Nous avons déjà des candidats pour prendre la relève de ''monsieur Antithèse'', à ce que je vois. J'avoue que ce n'est pas pour me déplaire, même si c'est encore loin d'égaler sa pertinence.
L'enseignant avait ainsi surnommé Kurt Weber à cause de sa tendance à systématiquement remettre en question ses raisonnements. Loin d'en être irrité, Daisuke semblait apprécier ce trait de caractère, qu'il disait l'aider à affuter son propre point de vue et à percevoir les situations sous un angle différent.
— S'il y a une chose que je vous ai toujours enseignée au sujet de cette matière, c'est de vous méfier constamment de ce qui relève du raisonnable, de la prudence excessive ou de tout ce qui y est assimilé, repris le senior. Ces considérations n'ont à intervenir qu'au moment de la préparation de votre plan. Passé cette étape, vous devez vous en tenir à ce qui a été programmé en amont et rester concentrés sur votre objectif, à moins de faire face à un sérieux empêchement qui fasse obstacle à tous vos plans de secours.
Brian ouvrit les yeux et remarqua qu’il le dévisageait de manière insistante, ce qui le réveilla aussitôt. Il se redressa sur son siège et se força à reporter son attention sur le cours.
— Au moment de leur mise en œuvre, vous devez sérieusement envisager la possibilité que tous vos meilleurs plans échouent et que vous vous retrouviez devant le pire scénario imaginable. Cela vous aidera à rebondir au fur et à mesure des coups reçus et votre créativité sera assez stimulée en fin de compte pour prendre les décisions qui s'imposent, même à court terme.
Brian écrivit deux phrases dans son carnet de notes puis reporta son regard sur Daisuke. En dépit du discours captivant de l'instructeur, il éprouvait un mal fou à rester concentré. Il souffrait d'une migraine lancinante et ses paupières s'alourdissaient de minute en minute.
— Mais alors, qu'est-ce qu'on doit faire concrètement lorsqu'on se retrouve tout bonnement à court de stratégies ? Si on ne peut pas trop y réfléchir sur le moment, je crois qu'on est tout autant dans l'impasse.
— Bonne question, Yasahiro. Des situations de ce genre ne sont pas rares, qui plus est. Avant de vous répondre, je propose qu'on analyse un cas particulier. Imaginons que vous vous retrouviez en plein milieu d'un territoire ennemi et que vous ayez pour objectif de vous en exfiltrer en urgence.  
Brian porta son regard vers la place de Brenda. D'ordinaire très réactive lors des cours de stratégie, elle n'avait pas dit un mot depuis l'entrée du professeur, deux heures plus tôt. Le menton posé dans le creux de sa main gauche, elle gardait les yeux rivés sur son carnet, écrivant de son autre main ou feignant d'écrire. En outre, elle affichait une expression blasée et ses cheveux lâchés lui donnaient un aspect plus négligé que d'habitude.
— Pauvre Brenda, commenta Diana à voix basse depuis la table voisine. J'imagine que Kurt doit beaucoup lui manquer. Ça me fait de la peine pour elle.
—... on gagne souvent à devenir aussi imprévisible que l'adversaire, continuait Daisuke. Tous les moyens sont bons pour le déstabiliser ne serait-ce qu'un instant et profiter de sa confusion ou de son hésitation pour contre-attaquer, à condition de bien tirer profit de l'effet de surprise et de ne pas risquer la vie de vos équipiers inutilement. Souvenez-vous que quelle que soit votre situation, votre vie ainsi que celle de vos coéquipiers reste la priorité absolue. Terminer une mission avec des coéquipiers blessés ou pire laisse un sentiment amer que je vous laisse imaginer.
Daisuke retourna s'asseoir à son bureau et croisa sur la table ses doigts aux ongles parfaitement manucurés.
— Le cours est terminé. Avez-vous d'autres questions ?
Après cinq secondes de silence, personne d'autre ne se manifesta.
— Bien. Votre devoir pour la prochaine séance consistera à trouver au moins trois autres imprévus pouvant survenir dans le cas que nous venons d'analyser et d'y proposer des solutions concrètes, comme nous l'avions étudié pendant la dernière séance. Laissez parler votre imagination, mais vos exemples doivent rester réalistes et correspondre à la situation initiale. Ils peuvent même être tirés d'une expérience vécue.
Les Leaders prenaient attentivement note des paroles de l'instructeur.
— Ajouté à cela, vous devrez aussi relever trois exemples de personnages historiques qui ont su se montrer imprévisibles face à l'ennemi, ou qui ont pu manifester l'opposé de la réaction que l'adversaire attendait d'eux. Avec un résumé de leur récit à l'appui, bien entendu. Je compte sur vous pour ne pas vous copier mutuellement. Le prochain cours portera sur des cas beaucoup plus concrets dont je vous laisse la surprise.
Une bonne partie de l'assistance sourit de manière enthousiaste. L'étude de cas concrets était à la fois la facette la plus divertissante et la plus instructive des cours de stratégie avancée, la partie préférée de la plupart des agents.
— Et à propos du dernier contrôle, sensei ? demanda Keiji.
— Ah, le contrôle, sourit Daisuke. J’espère que vous étiez autant motivé à résoudre l’épreuve que j’ai pris de plaisir à la composer.
— Ça veut dire que nos moyennes sont bonnes ? hasarda Hiroshi avec espoir.
— Vous le constaterez par vous-même, répondit Daisuke sur un ton neutre qui laissait la place aux spéculations. Les notes vous seront communiquées demain soir par e-mail, vos copies individuelles en pièces jointes.
Puis il rassembla ses livres sur la table.
— A la semaine prochaine.
— Attendez, Hakuya-sensei, intervint Yuki en courant à sa rencontre. Je vais vous aider à porter ça.
— C’est très aimable, Mlle Torada, sourit-il en la laissant porter ses affaires.
Les agents se levèrent et se préparèrent à se rendre à leur prochain cours.
— Mlle Sherwood, vous passerez me voir tout à l'heure à la salle de repos des instructeurs, dit Daisuke avant de passer la porte.
Brian supposa que c'était pour parler du deuil qu'elle traversait. Il était soulagé que Daisuke prenne les choses en main pour essayer de la réconforter. Brenda en avait bien besoin.
Brian regarda l'heure à son poignet. Il avait environ un quart d'heure avant le début de son cours de russe. Il décida d'aller s'offrir une boisson caféinée au distributeur pour chasser sa somnolence, qui se faisait de plus en plus tenace.
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High Spies - Tome 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant