Chapitre 58

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Dans la cour intérieure du dojo, le tournoi d’arts martiaux avait débuté depuis un quart d’heure. La foule d’agents en effervescence qui entourait le terrain de combat encourageait les candidats en lice, scandant leurs noms ou leur criant des consignes confuses au milieu du tumulte ambiant.

― Allez, Jian ! beugla quelqu’un dans la foule, plus fort que les autres. Mets-lui sa raclée !

― Tu t’en sors bien ! Ne le laisse pas avancer, contre-attaque !

― Wow ! Il était trop dément, cet enchainement. J’en prends note pour l’essayer.

Resté plus en retrait avec ses coéquipiers, Brian envisageait sérieusement de se munir de bouchons d’oreilles. Même si l’enthousiasme des Défenseurs du Bureau à l’égard de leur camarade faisait chaud au cœur, son ouïe délicate ne supporterait pas longtemps un tel chaos. En outre, une autre question préoccupait son équipe.

― Ce n’est pas normal que Yoey ne soit pas là, fit-il remarquer. Il n’aurait voulu manquer une miette de ce tournoi pour rien au monde.

― Sans compter que son portable sonne dans le vide à chaque fois, ajouta Mayumi. Lucas, tu n’aurais pas un moyen de le localiser avec le tien ? Ça commence à bien faire, tout cet absentéisme.

― Je peux bien essayer, répondit le Hacker en pianotant sur son téléphone.

― Des nouvelles d’Erimo ? demanda Sidney. Qu’est-ce qui se passera si le Bureau n’arrive pas à le retrouver ?

― Pour le retrouver, ils le retrouveront un jour ou l’autre, ne t’en fais pas, répondit Lucas. La question serait plutôt d’y parvenir avant qu’il ne lui arrive des misères... Oh, ça y est, je crois que j’ai pu le localiser.

Il agrandit un point sur son écran. Celui-ci indiquait une position près de l’entrée de service du bâtiment principal.

― Bon eh bien, il n’y a plus qu’à aller le chercher. Lucas et Luna, allez-y, on vous attendra ici. Et par pitié, ne désertez pas.

― Compte sur nous, chef, dit le Hacker en entrainant sa coéquipière à sa suite.

Quelques minutes plus tard, ils arrivèrent à la cabane de jardin qui bordait l’entrée de service du garage souterrain.

― Yoey, tu es là ? lança Luna sans réponse.

Lucas poussa la porte de la bicoque en bois et alluma la lampe. L’espace d’environ 10 m², semblait ne contenir que du matériel de jardinage, des sacs de fumier et des tondeuses électriques. Des relents d’herbe fauchée et de terre humide imprégnaient les lieux. Un établi en bois occupé aux extrémités par des plantes en pots se dressait en bas de l’une des deux grandes fenêtres. Aucun signe du Défenseur.

― C’est bizarre, mon traceur indique pourtant cet endroit, s’intrigua Lucas. Tiens, voilà son portable.

L’appareil avait été posé au bord de l’établi, face contre table. Lucas le récupéra et vit que l’écran avait été récemment brisé.

― Ça commence à être suspect, tout ça, dit-il en rangeant le téléphone dans sa poche.

Son regard fureta quelques instants dans l’habitacle, sans savoir encore ce qu’il recherchait réellement.

― Cette odeur…, commença Luna en humant l’air autour d’air.

― Oui, ça ne sent pas vraiment la rose, observa son coéquipier. Je me demande d’ailleurs ce que Yoey faisait là, le jardinage l’intéresse autant que la danse classique.

― Non, il y a autre chose. C’est très subtil mais je reconnais cette fragrance. C’est la même que celle utilisée dans les sprays soporifiques qu’on emporte souvent en mission.

Luna et Lucas se consultèrent d’un regard à la fois entendu et inquiet.

― Tu pense qu’il a été attaqué ?

― C’est même certain, déduisit la Secouriste en se dirigeant vers la sortie, suivi par Lucas. Ça me semble être une technique parfaite pour neutraliser un Défenseur sans se confronter physiquement à lui. Si son assaillant a pu le prendre par surprise en lui vaporisant ce spray au visage, Yoey n’avait aucune chance.

― Bon sang, mais ça n’a pas de sens, réfléchit tout haut le Hacker. Je veux bien croire qu’Allen ait pété un plomb et qu’il ait enlevé Erimo pour se couvrir, mais pourquoi se donnerait-il la peine de s’en prendre à Yoey aussi ? À moins qu’on ait raté un truc et qu’il y ait en fait deux agents doubles ? Non, on aurait eu l’info, à ce stade.

Ils reprirent lentement le chemin du dojo. A leur retour sur le sentier pavé menant à la colline, Lucas s’arrêta un moment, comme pour réfléchir.

― Je pense qu’il avait bien calculé son coup, déduisit-il en reprenant sa marche. Vu le timing de son évasion, il a dû neutraliser Yoey peu avant de se présenter à son tête-à-tête avec Erimo. Puisque Yoey reste introuvable et qu’Allen ne l’a pas déclaré comme son otage, je suppose que notre taupe voulait le garder en réserve comme moyen de pression supplémentaire, au cas où il serait forcé de relâcher Erimo ou de se rendre. Maintenant, quant à savoir pourquoi il les a choisis eux plutôt que n’importe qui d’autre, je pense que j’ai ma petite idée.

― Moi aussi. Ils ont tous les deux des liens plus forts avec le Directeur de ce QG, Yoan, devina Luna. Si Allen veut se servir d’eux pour faire chanter le Bureau, il aura beaucoup plus de chances que Yoan accède à ses demandes.

Lucas s’arrêta de nouveau, imité par sa coéquipière. Pendant un moment, ils considérèrent d’un regard vide la colline qui se dressait à quelques mètres devant eux. Le Hacker sentit une vague de colère et de frustration monter en lui. Deux de ses amis se trouvaient maintenant en danger et il ne pouvait s’empêcher de se dire que c’était au moins en partie de sa faute. S’il avait pu dissuader Erimo de rencontrer Allen et s’il avait averti plus tôt ses coéquipiers pour qu’ils s’en méfient, ils n’en seraient peut-être pas là. Encore une fois, ses décisions mettaient ses amis dans le pétrin. Il avait le sentiment honteux de leur porter malheur.

― On doit vite prévenir Yoan, décida-t-il en tournant les talons. Tu veux bien appeler les autres pour leur demander de nous rejoindre à son bureau ?



 
***


Yoey heurta brutalement le sol en béton de la cave. Redressé sur un coude, il gratifia d’un regard noir l’homme qui l’avait poussé, au moment où celui-ci forçait Erimo à entrer puis refermait la porte dans un bruit de gâchettes. La pièce fut plongée dans une semi pénombre, transpercée par le faisceau de lumière qui filtrait de l’unique fenêtre, située à trois mètres de hauteur.

Une quinte de toux secoua Yoey. Il s’allongea sur le dos et se donna du temps pour reprendre son souffle. Sa sensation de vertige causée par le manque d’oxygène n’était pas encore dissipée. La tentative d’étranglement qu’il venait de subir avait laissé sa gorge nouée et douloureuse. Il s’efforça de ne pas penser à la réalité angoissante qu’il aurait dû mourir il y avait seulement quelques instants, sans rien pouvoir y faire.

― Est-ce que ça va aller ? s’inquiéta Erimo.

― Si j’attrape ce salaud…, murmura-t-il d’une voix rauque.
Erimo ignorait s’il parlait de Juro, de Davy ou encore d’Allen. Le moins qu’on puisse dire, c’est que ce dernier avait réussi à lui éviter une mort certaine. Le Hacker avait même semblé préoccupé par la survie de Yoey. Erimo ne savait plus quoi penser de cet ex-agent, visiblement partagé entre deux camps malgré sa trahison.

Il s’assit au sol, s’adossa contre le mur et attendit quelques minutes en silence que le Défenseur soit en mesure de faire la conversation.

― J’ai été un peu surpris de te voir, dit-il finalement. Comment tu es arrivé ici ? Enfin plutôt, comment Allen as pu t’enlever du QG ?

Yoey poussa un soupir. Il posa un avant-bras sur son front.

― Il m’as bien eu, celui-là. Si je n’étais pas aussi vénère qu’il m’ait roulé pour me livrer à l’ennemi, je lui tirerais mon chapeau.

Il tourna la tête vers Erimo.

― Et toi, qu’est-ce que tu fais là ? Je ne m’attendais pas à ce qu’on soit deux à avoir été enlevés.

― J’ai été imprudent, se reprocha Erimo. J’ai su qu’il était la taupe du Bureau, mais je ne me suis pas assez méfié de lui. Il m’a pris en otage au moment où il devait être arrêté par nos agents d’intervention.

― En gros, tu t’es fait avoir aussi. En même temps, il avait l’air tellement inoffensif. J’ai encore du mal à croire que c’est lui qui est derrière tout ce que notre équipe a enduré ces derniers jours.

― Comme quoi, il ne faut pas se fier aux apparences.

Yoey se releva lentement et fit quelques pas dans leur cellule. Le plafond haut les dominait d’environ cinq mètres. Une fine couche de poussière recouvrait le sol, fait de dalles grises. La porte était dépourvue de poignée extérieure. Yoey remarqua un matelas de mousse laissé contre un mur au fond de la pièce. Avec un seau dont il préférait ne pas imaginer l’utilité, c’étaient les seuls objets présents dans la pièce.

― Tu étais bien conscient pendant le trajet ? En combien de temps nous sommes arrivés ici ?

― Nous avons parcouru à peu près une heure de route en voiture. Je ne peux malheureusement pas être plus précis, Allen m’a bandé les yeux et a fait beaucoup de détours en arrivant ici. Autant pour me confondre que pour semer ses poursuivants, je suppose.

― Alors le tournoi d’arts martiaux doit toujours être en train de se dérouler en ce moment au QG. Tu as une idée de l’endroit où on est ?

Erimo fit non de la tête.

― Je sais seulement que c’est une grande propriété. On a parcouru une certaine distance en voiture puis à pied depuis le portail jusqu’au garage où on s’est retrouvés. Et je crois aussi que nous avons traversé une large zone de campagne en arrivant ici. A un certain moment, la route n’était plus bitumée et c’était plutôt calme sur notre passage. C’est surtout à ce moment-là qu’Allen a commencé à conduire en zigzag. Et puis, pendant le court moment où il m’a permis de voir, nous étions entre un bosquet et des herbes hautes. Je n’ai pas vu d’habitations aux alentours.

Yoey s’adossa contre un mur.

― Ce n’est pas de chance. Mais vu le temps du trajet, c’est plutôt positif. J’ai cru qu’on était beaucoup plus loin du QG.

― Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? s’inquiéta Erimo. Tu as entendu ce que ce Davy compte faire, n’est-ce pas ?

― À vrai dire, je n’étais pas très attentif vu que j’étais occupé à me faire étouffer à mort, fit remarquer Yoey sur un ton à la fois embarrassé et ironique.

― Ah oui, c’est vrai, réalisa Erimo.

Il était intrigué par la capacité de son camarade à plaisanter sur une expérience qui, lui, l’aurait fortement traumatisé. Les agents de terrain jouaient décidément dans une autre catégorie.

― J’ignore ce qu’il a en tête exactement, mais il a décidé de te garder pour avoir un moyen de pression contre le Bureau. Et il compte m’échanger contre une rançon de mon père. 

― À propos de ça, intervint Yoey, je l’ai entendu quand il disait que tu es le rejeton d’un milliardaire. Yoan m’avait aussi appris quelque chose du genre. Et il parait que ton père connait l’existence du NSIS ?

Erimo acquiesça, l’air préoccupé.

― C’est à lui que le Bureau doit l’essentiel de ses équipement high-tech. Alors forcément, il est dans le secret.

― Oui, Yoan m’en a parlé l’autre jour. Tu n’as pas l’air très enthousiaste quand tu parles de lui, fit remarquer Yoey en observant son camarade.

Le regard d’Erimo s’attrista.

― C’est juste que… il est du genre assez sévère. Il m’a permis de venir à votre Bureau en me mettant sous la responsabilité de ton frère. S’il apprend que j’ai été enlevé, Yoan pourrait avoir des ennuis. Et ce serait de ma faute.

Yoey plissa les sourcils. Il aurait volontiers poussé Erimo à développer, mais ils avaient d’autres préoccupations pour le moment.

― On verra ça plus tard. Le plus urgent, c’est de trouver un moyen de se barrer d’ici. Je n’ai aucune envie de rester longtemps à la merci de ces brutes qui peuvent décider de revoir notre sort quand ça leur chante.
Erimo le regarda d’un air interrogateur.

― Tu as un plan ?

― Pas exactement, répondit Yoey en levant les yeux vers la haute fenêtre. Mais si tu me donne un coup de main, ça devrait vite se faire.


***


Quelques minutes plus tard, un bruit de serrure alerta les garçons. Yoey fit descendre précipitamment Erimo de ses épaules et prit une posture normale avant que la porte de la cellule ne s’ouvre en grand. Quatre hommes encagoulés, dont trois étaient armés de couteaux, pénétrèrent dans la pièce, l’air si menaçant que les garçons éprouvèrent un mouvement de recul.

Sans mot dire, l’un d’entre posa au milieu de la pièce un trépied muni d’une caméra, tandis qu’un autre installait un projecteur portatif.

Yoey comprit aussitôt de quoi il retournait. L’heure était venue pour leurs ravisseurs d’annoncer leur prise d’otage à qui de droit. Même si le choix de la cave vide et sinistre comme pièce de tournage pouvait sembler étrange, c’était sans doute le meilleur cadre pour éviter d’offrir des indices au Bureau, en plus d’accentuer l’impression de précarité dans laquelle ils se trouvaient en tant qu’otages.

Yoey était conscient que tant que leurs ravisseurs espéraient tirer quelque chose de leur captivité, ils n’étaient pas en danger de mort. Pas pour le moment. Pourtant, en considérant ce qu’il avait vécu quelques minutes plus tôt, il ne pouvait pas s’empêcher d’être nerveux.

Et si ces hommes avaient déjà décidé que le garder en vie était facultatif ? Car après tout, seul Erimo leur garantirait de percevoir la rançon qu’ils souhaitaient au départ. Lui, n’était qu’un supplément dont l’utilité était encore discutable et dans tous les cas, pas immédiate. Yoey comprenait qu’il devait faire profil bas s’il souhaitait être considéré comme un otage facile, qui ne chercherait ni à lutter, ni à s’échapper, et ainsi augmenter ses chances d’être laissé en vie. Il s’efforça donc d’adopter une attitude plus craintive et réservée. Un peu comme Erimo, qui mettait le plus de distance possible entre lui et leurs ravisseurs et qui semblait retenir sa respiration au moindre de leurs gestes.

― On dirait bien que ta petite expérience de mort imminente t’a refroidi, le cadet, se moqua l’homme sans armes que les garçons devinèrent comme étant Davy. Continue comme ça et tu devrais survivre encore un peu.

Comme à son habitude, Yoey fut tenté de répliquer quelque chose par défi. Mais son simulacre semblait fonctionner et il devait persister dans cette voie. De plus, il n’avait pas vraiment à se forcer. Les hors-la-loi qui les détenaient étaient beaucoup plus dangereux que ceux qu’il confrontait habituellement en mission. Comme ceux qui avaient tenté de les abattre lors de leur opération de recherche sur les ruines de l’ancienne école.

Son esprit commençait à s'emballer et son cœur battait de plus en plus fort. Il ne parvenait pas à détourner les yeux des lames que portaient leurs ravisseurs. Et s’ils comptaient bientôt s’en servir ?

Erimo semblait être habité par la même crainte. Son regard terrifié allait d’un homme à l’autre et il triturait ses doigts tremblotants d’un geste nerveux.

― Qu’est-ce que vous allez faire de nous ? demanda-t-il.

L’un des hommes alluma le projecteur puis s’occupa de régler la caméra, tandis que ses complices allèrent se camper de part et d’autre des otages.

―  Si vous êtes sages pendant le tournage, vous aurez le droit d’être nourris ce soir, dit Davy en s’avançant lentement jusqu’à eux. Si vos responsables sont sages après le tournage, on vous laissera peut-être rentrer chez vous en pleine forme et sans bobos. Ça répond à ta question, gueule d’ange ?

Yoey tiqua sur le « peut-être ». De toute manière, il ne se faisait pas d’illusions. Tant que leurs ravisseurs auraient l’avantage, ils pouvaient continuer à profiter de la situation aussi longtemps qu’ils le souhaiteraient. Au gré de leurs caprices.

La caméraman adressa un pouce levé à Davy, lui indiquant que tout était prêt. Les sbires qui encadraient Yoey et Erimo les attrapèrent chacun par un bras et les forcèrent à se mettre à genoux. Puis le voyant de la caméra se mit à clignoter, signalant le début du tournage.

― Directeur Suzuki, nous détenons votre frère ainsi que le jeune héritier de la famille Shimizu, ici présent. Comme vous le voyez, ils sont encore en vie et en parfaite santé. Vous vous demandez sans doute pour combien de temps et surtout comment les récupérer ? C’est très simple, je vais vous expliquer.

Il tendit une main vers l’un de ses hommes, qui lui remit un couteau par le manche. Puis il entama une marche lente autour des garçons agenouillés.

― Deux otages, deux conditions. Déposez une rançon de 300 millions de yens aux premières coordonnées qui s’afficheront à l’écran et le petit ange sera libéré (il posa une main sur la tête d’Erimo et lui ébouriffa les cheveux). Faites-le avant demain à midi pile, dernier délai. Ensuite, présentez-vous en personne aux secondes coordonnées à l’heure limite. Votre jeune frère vous sera alors rendu. Vous n’avez pas déjà oublié ce que nous avons fait à l’un de vos sous-fifres ? Comment il s’appelait déjà… Kurt, c’est bien ça ? Alors je vous conseille de nous prendre très au sérieux et de ne pas faire le malin, ou sinon…

Il agrippa soudainement les cheveux de Yoey et lui mit le couteau sous la gorge. Ce dernier sursauta violemment malgré lui. Sa respiration s’accéléra tandis que Davy rapprochait son visage du sien, tout en restant face à la caméra.

― … vous le regretterez amèrement, murmura-t-il d’une voix sombre.

Puis il projeta Yoey au sol et éclata d’un rire malveillant.

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