Chapitre 15.2

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— Tu devrais pas te faire mal comme ça, conseilla Kai en s'accroupissant de nouveau. Si tu te fais mal, on va devoir te soigner, et je suis pas sûr que t'en aies envie.

Kian figea peu à peu ses mains. La peur se réveilla. Il serra ses poings en partie couvert de sang et les tapota l'un contre l'autre, loin, concentré sur les nombres qui défilaient dans sa tête.

— Merci, souffla Kai.

Le technicien leva les yeux vers lui sans comprendre. L'adolescent étirait un sourire. Était-il heureux ?

Niveau d'anxiété en baisse, informa son IA interne.

Kian s'empêcha de gratter son torse brûlant et ignora l'inconfort de son corps pour se concentrer sur le seul mouvement de ses mains. Lorsqu'il se calma, Kai se trouvait toujours près de lui, immobile. Il s'était assis non loin, sa tablette dans les mains, les yeux rivés sur le geste frénétique de son compagnon. Il avait attentivement écouté son père. Kian faisait partie des Hyperspécialistes, cette catégorie d'enfants déficients épargnés par la technocratie pour servir les desseins précis de l'un des trois pôles de recherche de la cité. La plupart d'entre eux nourrissaient les découvertes et les études liées à l'avenir de l'Humanité dans l'espace durant un laps de temps très court avant de s'éteindre. Peu malléables, ils excellaient dans une ou deux tâches jusqu'au jour où le dôme les épuisait et les tuait.

Kai avait connu quelques déficients dans son enfance, des enfants aux comportements passifs, dangereux ou extrêmement enjoués. Dès leur arrivée dans le système scolaire, la plupart avaient disparu sans plus un mot. Il se souvenait d'une fille qui avait rejoint l'aile d'hyperspécialisation, mais la plupart des noms qu'il avait rencontrés un jour s'étaient retrouvés sur les registres des décès. Une déficience physique pouvait se réparer grâce à la technologie comme un simple rhume, une déficience mentale qui ne pouvait être résolue ou desservir les objectifs du dôme n'avait pas d'utilité à demeurer. L'air et les ressources étaient trop précieuses pour s'en encombrer.

Les poings de Kian s'immobilisèrent. Kai se redressa. Il avait oublié le travail qui l'attendait.

— Si jamais tu te sens mal ici, tu peux aller dans la salle des opérations, lança-t-il. Personne n'y est vraiment à part moi. On a pas beaucoup de têtes, ici.

Kian s'apprêtait à lui demander de s'éclaircir, mais Kai partit avant qu'il n'ait pu lui répondre. Il se souvenait de la salle des opérations : la pièce bordée de vieux modèles d'ordinateur et dont la luminosité pauvre confortait ses yeux sensibles.

Il baissa les yeux sur ses poignets écorchés, penaud, et força ses manches à les couvrir. Les poings serrés sur ses genoux, il calmait l'inconfort dans sa poitrine lorsque la voix familière de Joan résonna au loin. Kian se raidit. Immobile, les yeux rivés sur les abords de l'infirmerie où circulaient nombre de soldats, il patienta jusqu'à entendre plus nettement sa voix.

— Un truc assez fort pour anesthésier.

— Tu sais que ça va pas t'épargner longtemps, râla l'infirmier à ses côtés. Assis-toi, que je regarde ça.

L'ancien militaire s'approcha. Kian arrêta de respirer. Tandis qu'il s'asseyait lourdement sur la table au-dessus de lui, l'Hyperspécialiste observa la large tache de sang qui imbibait le pantalon de l'homme, les reflets obscurs du métal sous le tissu élimé, et la propreté étrange de celui qui l'accompagnait. Alan s'occupait souvent des auscultations bénignes plus que de vraies chirurgies. Il tira sur le rideau pour leur accorder plus d'intimité, stérilisa ses mains dans le boîtier à vapeur chimique à sa gauche et souleva le bas du t-shirt de son ami. Ses doigts palpèrent la cicatrice boursoufflée qui entourait la coque de fixation de sa prothèse jambière avec précaution. Le métal s'effritait et imprégnait la chair déjà à vif. Avec ses récentes manœuvres dans le dôme 2 et 3, l'infection s'était aggravée et un œdème gonflait son articulation.

La Fourmi FantômeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant