Chapitre 14.2

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Les marmonnements de Kian finirent par s'estomper, et ses balancements s'immobiliser. Les yeux rivés vers le sol, l'Hyperspécialiste écouta la seule respiration d'Errol avec le souvenir mince de leurs longues après-midis de marche à travers le dôme 2, munis de leurs sac-à-dos et du traîneau que l'aîné avait bricolé pour le transporter. Après de longs efforts, les deux frères faisaient toujours halte dans un des logements abandonnés à la fin du vingt-et-unième siècle pour se reposer. Errol reprenait alors son souffle, et de longues minutes durant, Kian l'écoutait.

Aujourd'hui, ce souffle avait mûri et avait perdu de son silence organique. L'asthme d'Errol avait pris trop d'ampleur, son système respiratoire avait dû être en grande partie reconverti. Pourtant, il conservait le même rythme. Une mélodie régulière, parfois troublée d'une émotion passagère avant de retrouver ses habitudes.

Errol massa ses paumes avec nervosité, et chercha les bons mots avant de s'exprimer. Il peinait à mettre de l'ordre dans ses pensées – l'oemfeim qu'il venait d'inhaler n'aidait pas –, mais une question lui brûlait les lèvres.

— Pourquoi t'es parti, il y a vingt ans ? Qu'est-ce qu'on avait pas ?

— Un avenir pour moi.

Le chef de Nwelwe déglutit. Les mots qu'il avait entendu derrière la porte se rappelèrent à lui, aussi tranchants qu'une lame de rasoir affûtée. S'il était resté plus longtemps parmi eux, alors Kian serait mort.

— Mais pourquoi eux ? gémit Errol les poings tremblants. Ces gens manipulent, blessent, tuent. Pourquoi les choisir plutôt que nous ?

Kian pencha la tête et gratta sa nuque. Errol déglutit. Il se souvint de sa conversation avec Joan, après son altercation avec Kian dans la salle de contrôle, serra les poings fermement et inspira pour trouver le courage. Prudent, il s'approcha de son frère, prévint qu'il allait le toucher et écarta ses membres de ses bandages. Il les réunit autour de la balle sensorielle piégée au creux de ses jambes et s'éloigna. L'Hyperspécialiste caressa alors des pouces les résurgences siliconées qui en dépassaient.

Après un moment, Kian répondit enfin :

— Quand on était petits, tu me répétais toujours que c'était eux qui avaient tué Papa et Maman, tu n'as jamais eu de preuves. Tu savais, c'est tout. Mais moi, j'avais besoin de savoir comment, pourquoi, à quoi ils ressemblaient, comment ils parlaient. Ça, et plein de choses. J'avais envie de comprendre comment fonctionnait le vieil ordinateur de la décharge, je voulais savoir comment il avait été fabriqué, avec quelles pièces, par quels processus. J'avais besoin de savoir, mais personne ne pouvait me le dire parce que personne le comprenait. Et personne ne s'y intéressait. Chaque fois que je demandais de l'aide, personne ne m'entendait. Et chaque fois que j'essayais de ne plus souffrir, vous m'en empêchiez. Je pouvais aller nulle part, j'étais enfermé, ignoré, j'avais aucune raison de vivre. Mais j'ai entendu parler des programmes pour enfants handicapés et les possibilités qu'elles m'offraient. Je pouvais enfin voir si je valais quelque chose, alors j'ai quitté Nwelwe et j'y suis allé. J'ai fini par oublier ta vérité.

Ses mots étaient parfois hachés, inégaux, mais tous prononcés avec un soin qu'Errol peinait à comprendre. Lorsqu'il l'avait quitté, Kian ne parlait pas. À l'entendre s'exprimer si longtemps, il réalisait désormais à quel point parler lui demandait des efforts, combien il avait dû travailler dur pour communiquer avec les autres.

Échanger avec son frère s'était toujours avéré particulièrement difficile, il s'en rappelait. Il se souvenait d'un garçon dans son monde, solitaire, parfois bruyant et dangereux, trop maladroit pour marcher, trop instable pour ne pas être surveillé. Il avait toujours pensé qu'il lui manquait une case, que sa tête avait pris un coup, mais la vérité était autre. Durant tout ce temps, il avait juste essayé de parler avec ses propres mots, ceux que seul son corps comprenait.

La Fourmi FantômeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant