Chapitre 5.2

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L'angoisse chassée, l'ancien militaire écouta son visiteur jusqu'à ce que la fatigue prenne le pas sur la peur et le fasse sombrer dans un profond, mais terrifiant sommeil. Kian se rendit compte qu'il ne l'écoutait plus lorsqu'un geignement étouffé retentit. Il se tut alors. Les poings entrechoqués l'un contre l'autre, il se demanda un instant s'il devait partir ou rester avant d'attarder son regard sur l'homme. Ses cheveux parsemés de mèches humides s'écrasaient sur son visage détendu, effaçant la ride discrète formée par ses froncements de sourcils répétés.

Kian haussa le regard sur le plafond, décontenancé, puis le baissa de nouveau sur l'ancien militaire avant de traverser la chambre et de s'asseoir près de la couchette. La traînée d'eau sur ses joues avait séché, mais imbibait encore ses cils. Il l'avait fait pleurer. Encore. Et il ignorait pour quelle raison.

Je devrai encore m'excuser, songea-t-il.

Il approcha une main prudente de son épaule et le toucha. Il ne réagit pas. Plus affirmé, Kian plaqua sa paume entière sur le bras de l'homme et la laissa. Il y arrivait. La texture de son sous-pull était similaire à la sienne, si ce n'était que son épaisseur différait du modèle que lui portait. Il se redressa et força l'ancien militaire à s'allonger plus confortablement. Pour éviter les raideurs de la nuque et les problèmes de circulation du sang, il disposa ses jambes hors de son poids, ses bras le long de son tronc et sa tête surélevée par un oreiller de quelques centimètres d'épaisseur. Puis il attendit. Il fixa ses traits détendus, ses paupières rougies par les pleurs et l'oemfeim, la pellicule de sueur sur son front marqué d'une cicatrice, la barbe qui poussait sur sa mâchoire après quelques jours sans s'en occuper. Ainsi endormi, Joan paraissait moins dangereux, plus accessible.

Kian posa sa tête sur le matelas et observa ses différentes phases de sommeil avec un intérêt nouveau. Son dossier médical mentionnait des insomnies et des cauchemars, mais il ignorait ce qu'il en était vraiment. Alors il patienta, et regarda. Il compta le nombre de fois que ses sourcils se froncèrent, les coups contenus de ses bras, le nombre de respirations qu'il répétait avant de se figer. Il écouta son souffle de plus en plus familier, ses geignements étouffés.

Puis il vit ses yeux s'écarquiller. Deux yeux d'un bleu livide, terrifiés.

Joan se redressa d'un bond, recula à l'arrière de son lit et plaqua une main sur sa poitrine, à bout de souffle. Kian tourna la tête et la reposa. À l'horizontal, il paraissait différent.

— Qu'est-ce que...

La douleur dans la poitrine de Joan l'empêcha de parler. Il serra son t-shirt, inspira et laissa peu à peu la douleur replonger en lui.

— Qu'est-ce que tu fous là ? Pourquoi t'es là ?

Kian réfléchit un instant avant de répondre :

— J'attendais que tu te réveilles. Tu dormais.

— T'as vraiment un problème, mec...

Joan déglutit et leva la tête pour mieux respirer. Le contrecoup de son cauchemar peinait à retomber. Kian, lui, baissa les yeux, blessé. « Un problème », la définition même de ce qu'on se tuait à lui répéter. Il baissa les yeux sur les draps froissés, perdu, avant de comprendre ce qui lui avait échappé. La gorge serrée, il se redressa et plaqua ses mains contre sa nuque.

— Les gens ne regardent pas les autres dormir, se rappela-t-il.

Louisa le lui avait déjà dit. Se réveiller avec une paire d'yeux qui le fixait attirait davantage de peur que de bien-être.

— Non, lâcha Joan.

— Désolé.

Kian se leva et se dirigea en direction de la porte, mal à l'aise, coupable. Il aurait dû savoir s'arrêter avant, comme il s'obligeait à le faire depuis des années, tenter de se sociabiliser ne lui apportait jamais rien de bon. Au mieux, il récoltait une réponse, au pire un coup, ou un geste qu'il n'avait jamais souhaité. Mais lorsqu'il toucha le palier de la porte, Joan tendit un bras pour l'empêcher de sortir, manqua de chuter, et s'écrasa contre le mur sans le toucher. Kian fixa son torse haletant, puis son coude devant lui. Joan déglutit. Il ramena son bras à lui, hésitant, et se laissa tomber à terre. Ses jambes ne le supportaient plus. Kian s'accroupit pour se mettre à sa hauteur, prêt à l'écouter. Le silence. En réalité, Joan ignorait pourquoi il l'avait retenu. Même s'il aurait dû s'en aller bien avant, le savoir dans la pièce le rassurait un peu. Loin des voix dans sa tête, des souvenirs mortuaires qui occupaient sa mémoire, il était parvenu à l'extirper de son cercle vicieux l'espace d'un instant.

La Fourmi FantômeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant