12. Les turbulences

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Lundi

En rentrant chez lui, Abdel était encore tout perturbé par ce qu'Abriel lui avait dit. Il n'avait pas su réagir et était parti. Comment avait-il pu deviner ? Ce n'était pas quelque chose qu'il criait sur tous les toits et personne n'était au courant. C'était son plus grand secret, et il comptait bien l'emporter dans sa tombe. Et pourtant, malgré ses efforts, Abriel avait deviné. Il aurait dû lui demander comment il l'avait su, mais ce n'était pas sûr que la réponse lui aurait convenue. Et s'il lui avait répondu quelque chose du genre « je l'ai senti » ? Ça aurait montré à quel point il était faible, il ne l'aurait pas supporté.

Il savait qu'il avait un problème à régler avec lui-même et cette question de faiblesse. C'était quelque chose qu'il haïssait au plus haut point chez lui. Car après tout, beaucoup de personnes étaient traumatisées chaque année, et la plupart ne développe pas des symptômes de stress aussi envahissants. Il s'était renseigné sur le net, avait lu beaucoup d'articles de psychologie, et c'était dit. Le pic de stress était censé redescendre après plusieurs mois. Mais lui ne s'en était toujours pas remis après six ans. Ça montrait bien à quel point il était faible, incapable d'une quelconque résilience. Il aurait pu passer à autre chose, vivre sa vie comme il l'entendait et pourtant, il restait figé dans le passé, alors même qu'il rêvait de renouveau. Cette contradiction l'exaspérait, il n'arrivait pas à s'en dépatouiller.

Avec son départ précipité, il n'était pas sûr qu'Abriel n'ose encore lui parler. Il avait mal réagi, mais ce n'était pas comme s'il y avait un mode d'emploi pour ce genre de situation. Il avait fait au mieux, et avait choisi la fuite. Encore une preuve de sa faiblesse. Pourtant, il ne voulait pas perdre Abriel, parce qu'il y avait ce lien, cette chose entre eux, qui lui plaisait. Comme Abriel l'avait dit, ils avaient vécu les mêmes choses, et se comprenaient par conséquent, lui qui était si isolé dans sa position de victime. Il était malgré tout navré de voir que le seul lien qu'il arrivait à établir se fasse dans la souffrance, ce devait en dire long sur lui.

En clair, il était perdu, totalement perdu. Il ne savait pas quoi penser de cette histoire, de lui, d'Abriel, et de Will. C'est dans cet état d'esprit qu'il ouvrit sa porte. Il ne fut pas surpris de voir Abderhamane et Hanan en train de manger, mais il le fut de voir que Chiheb était avec eux. Pourtant, il aurait dû s'en douter. Il n'allait pas rater l'opportunité de savoir comment sa rencontre avec les deux artistes s'étaient passées. Mais il ne savait pas quoi lui dire, et sûrement devrait-il omettre certaines informations, surtout la fin...

Dès que la petite assemblée l'eut remarqué, Abderhamane se dirigea d'office vers lui, abandonnant la table pour lui demander :

— Est-ce que tout s'est bien passé ?

Il allait lui mentir, mais c'était pour ne pas l'inquiéter, alors c'était justifié. Et puis quoi, il n'allait quand même pas lui dire qu'il avait fait un malaise et une crise d'angoisse, et qu'il était relier avec Abriel par une agression ! C'était tout bonnement impossible pour lui. Alors, comme d'habitude, il se força à sourire et lui dit :

— Très bien. On a pris des photos, mais elles ne seront pas publiées, Will veut les garder pour lui, d'autant que je suis mineur.
— Bon je suis rassuré alors. Et tu vas les revoir ?
— On n'a pas vraiment parlé de ça.

Son père hocha la tête, le prit par les épaules et l'emmena jusqu'à la table où une assiette de tajine l'attendait. Il jeta tout de même un regard complice à Chiheb, en se demandant bien pourquoi il mangeait avec eux. Sa mère, reprenant les éléments de la conversation qu'il avait raté, se mit à lui faire un compte rendu pas très objectif :

— Chiheb est vraiment un garçon charmant ! C'est rare les amis comme lui, tu as intérêt à bien le garder !
— Oui Hanan.
— Et puis il veut devenir producteur de musique ! Tu vois, c'est ça avoir un parcours d'avenir construit, tu devrais prendre exemple sur lui !
— Oui Hanan.

Il s'ennuyait déjà. Il n'avait qu'une envie, rejoindre sa chambre pour tout raconter à Chiheb. Alors en quatrième vitesse, il termina son plat, comme il était en retard par rapport aux autres. Il esquiva le sujet de son retard pour le dîner en sortant sa vielle excuse du skate et fila en direction de sa chambre, Chiheb sur les talons. A peine arrivé, ce dernier soupira et avoua :

— Ils sont gentils tes parents, mais qu'est-ce qu'ils sont fatiguant...

Il ne pouvait que le comprendre. Ses parents avaient beaucoup d'exigences, et c'était usant à la longue. Il imaginait bien le type de question qu'ils avaient dû lui poser durant son absence, et s'en voulait un peu de l'avoir laissé seul. En même temps, il ne savait pas trop pourquoi Chiheb était arrivé si tôt, alors qu'il était au courant qu'il risquait d'arriver tard. Peut-être était-il trop impatient, et qu'il n'avait pas pu attendre. Son ami s'assit sur son matelas avant de taper dans ses mains, l'air guilleret, et de conclure :

— Enfin bon, ce n'est pas le sujet ! Raconte-moi plutôt ce qu'il s'est passé avec Will et Abriel.

Il se mordit un peu la joie de stress, avant de se lancer, pas sûr de sa réaction :

— Et bien... Will m'a mis très mal à l'aise, alors j'ai fait un malaise et une crise d'angoisse... on n'a pas pu vraiment prendre les photos...

Les yeux ronds de Chiheb suffisaient à comprendre qu'il était étonné, et qu'il ne savait pas quoi faire de cette information.

— Mais tu étais stressé à ce point ?

Oh que oui il l'avait été. Ce n'était pas tous les jours qu'on tapait dans l'œil d'une personnalité internationale, et qu'on aille prendre des photos avec elle.

— Carrément.
— C'est dommage ! Les photos de Will sont superbes ! Mais qu'est-ce qui t'a mis si mal à l'aise ?
— Et bien, il ne m'a pas dit bonjour, il s'approchait trop proche de moi, et il m'a pris en photo sans prévenir.

Il savait qu'il omettait certains détails comme l'histoire du teeshirt, mais il ne voulait pas se trahir auprès de d'autres personnes. Une personne au courant de son agression était déjà une personne de trop.

— Et après, Abriel m'a dit qu'il était autiste, et du coup je m'en suis voulu d'avoir réagir comme ça.
— Ah, ça, j'étais pas au courant.

Chiheb semblait ravi d'entendre une nouvelle information au sujet de son couple d'idole préféré, même si elle n'était pas des plus réjouissante.... Comme il ressassait déjà cette histoire dans sa tête, il en eut assez d'en parler, et posa la question qui lui trottait en tête depuis le début :

— Et toi ?
— Quoi moi ?
— C'était quoi ce repas familial ? T'essaye de connaître mes parents ?

Chiheb baissa la tête, gêné, et Abdel sut qu'il avait peut-être dit une bêtise. Un silence de plomb s'abattît sur eux, sans qu'il n'ose le briser. Il ne savait pas ce que Chiheb allait lui dire, mais ça semblait sérieux :

— Et bien... mon copain est venu à la maison, on s'est disputé devant mes parents et il m'a giflé, et mes parents l'ont mis à la porte.

Cette fois, ce fut à Abdel d'ouvrir grand les yeux, abasourdis par la nouvelle. Pas le temps de réfléchir, il s'exclama :

— Mais Chiheb, c'est grave ! Ton copain n'a pas à te frapper !
— Écoute... j'ai pas envie de parler de ça...
— Mais pourquoi vous vous êtes disputé déjà ?
— Je lui ai dit que je traînais avec toi, et il était jaloux.
— Jaloux de quoi ? De tes amis ? Ce n'est pas normal !
— Je sais, c'est bon, mais je ne veux pas en parler.

Forcé d'abdiquer, Abdel n'ajoute plus rien, mais n'en pas pensait pas moins. C'était inadmissible que quelqu'un, son copain d'autant plus, osait lever la main sur Chiheb. Il comprenait mieux le déménagement maintenant, ses parents avaient eu raison de le mettre à la porte. Lui aurait carrément appelé la police si son fils se faisait battre par son copain, peu importe s'ils s'aimaient ou non. Personne n'avait à vivre ça, personne. Il y avait trop d'histoire de féminicide pour prendre ce sujet à la légère. Mais il comprenait aussi que Chiheb n'avait pas envie d'en parler, et ne dit plus rien à ce sujet. Jusqu'à ce que son ami lui demande :

— Dis, je peux dormir chez toi ce soir ? T'imagine bien que c'est tendu avec mes parents...

Dormir ici ? Personne n'avait jamais dormi ici. Mais heureux de cette nouveauté dans sa vie, il accepta dans un grand sourire.

PHOBIA TO EUPHORIAOù les histoires vivent. Découvrez maintenant