20. La mauvaise trouvaille

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Samedi

En arrivant sur les lieux, Abdel était intimidé. Il venait à peine d'arriver au gymnase où se déroulerait le match de basket de Chiheb, qu'il angoissait déjà. Il n'y avait pas foule de monde, mais c'était déjà de trop. Il n'avait pas l'habitude de ce genre de manifestation. Il ne fallait pas oublier qu'il était scolarisé à domicile, ses seules sorties consistaient à aller au skate parc. Il ne connaissait même pas bien sa ville, alors qu'il y était né. Il n'était jamais allé au travail de ses parents, il n'était jamais allé faire des courses ou n'était rentré dans un centre commercial. Parfois il se posait dans un café avec Haziel, mais ça n'allait jamais plus loin. Ce match était une grande nouveauté pour lui, et pour être honnête avec lui-même, il n'était pas sûr de tenir jusqu'à la fin.

Il entra la boule au ventre et s'installa. Peut-être qu'en restant assis, et en oubliant le reste, il pourrait se convaincre qu'il était toujours en sécurité dans sa chambre. Mais poussé par une curiosité anxieuse, il détailla les lieux. Les bandes colorées au sol, les gradins rouges qui se remplissait petit à petit, la charpente apparente. De loin, il vit les parents de Chiheb, et leur fit bonjour de la main en voyant qu'ils l'avaient repéré. Il attendit en silence, les mains croisés, jusqu'à ce que les deux équipes rentrent sur le terrain. Il vit directement Chiheb qui semblait le chercher dans les gradins sans le voir, ce qui le fit sourire. S'il le cherchait, c'était que ça lui faisait plaisir qu'il vienne. Ou qu'il avait peur qu'il se soit dégonflé. Dans sa tenue rouge, comme celle de toute son équipe, il était vraiment à son avantage. Il découvrait un nouveau Chiheb et ça lui plaisait. Le match débuta.

Il ne connaissait rien au basket. Oh bien-sûr, il s'agissait d'un jeu de balle, c'était bien qu'il fallait en faire quelque chose. Il savait que le but était de mettre le ballon dans le panier, mais pour le reste, il n'arrivait pas à suivre. La balle passait d'une main à une autre sans qu'il ne sache pourquoi, Les joueurs couraient et driblaient sans qu'il ne sache où ils voulaient en venir, ça devenait compliqué pour lui d'apprécier le moment. Il ne savait même pas juger Chiheb, ne savait même pas s'il était bon ou mauvais au jeu. Quand le ballon passa entre les filets, le public s'écria, mais pas lui. Parce qu'il n'arrivait tout bonnement plus à suivre le match.

Alors bien vite, il sentit son cœur s'accélérer, bien trop pour que ce soit normal. Ses mains étaient toujours crispées ensemble, et ses jambes tressautaient. Son dos et son front se recouvraient d'une pellicule de sueur, au fur et à mesure que son esprit s'emballait. Il ne comprenait pas. Non, il ne comprenait vraiment pas ce qui le mettait dans cet état. Il se sentait mal, à deux doigts de faire une crise d'angoisse et de vomir. Ce n'était pas normal, pas correct pour Chiheb. Son ami comptait sur lui, il voulait qu'il vienne le voir jouer, et pourtant il voyait flou de larmes qui ne coulaient pas. Impossible pour lui de suivre le match dans cet état. Mais ce ne fut que quand il était à deux doigts du craquage qu'il se leva brusquement, et dérangea toutes les personnes de sa ranger pour partir. Honteux, il fuyait comme un lâche.

Il était dégoûté de lui-même, de sa faiblesse. Il était vraiment le pire, incapable de voir jouer Chiheb. Il avait essayé et avait échoué. Triste constat de sa vie. Il se sentait pitoyable. C'est l'esprit en ébullition qu'il se dépêcha de sortir prendre l'air, ignorant les regards sur lui pour marcher d'un pas rapide vers chez lui. Mais une main s'accrocha à son bras, le faisant sursauter. Quand il se retourna pour voir qui c'était, tout son être, de ses fibres à ses cellules, se pétrifièrent d'une angoisse qu'il avait déjà connu auparavant. Quand il avait dix ans. En face de lui, se tenait un homme d'une cinquantaine d'années, la barbe de trois jours, les yeux gris et un nez imposant dans une tenue formelle. En face de lui, se tenait l'homme qui avait détruit sa vie.

Incapable de parler, il resta bouche bée, sous le choc de le voir en chair et en os. En temps normal, il ne le revoyait que de ses cauchemars, et son esprit se souvenait parfaitement de lui. De chacun de ses traits. Impossible de l'oublier. C'était bien trop dur. Il ne pouvait détacher ses yeux de ce visage qu'il ne connaissait que trop bien, et de repenser à toutes les souffrances que cet homme lui avait infligées. Un profond dégoût l'envahît ainsi qu'une peur panique, et pourtant son corps restait paralysé. Il était en position de faiblesse, d'infériorité et cet homme le savait. Monsieur Couvier, comme il l'appelait autrefois. Son professeur de CM2.

— Abdel ? C'est bien toi ?

Incapable de répondre, il se contenta de le fixer la bouche ouverte, sans esquisser le moindre mouvement. IL voulait hurler, il voulait venir, tout en restant si impuissant. C'était si rageant cette sidération, qui pourrait aller très loin. L'homme semblait tout aussi surpris que lui, mais sans aucune peur dans son regard. Il finit par sourire, et Abdel crut bien qu'il allait s'évanouir.

— Je ne m'attendais pas à te croiser ici, je... où tu étais passé ? Depuis tout ce temps, tu dois en avoir des choses à raconter.

Abdel n'arrivait pas à croire qu'il lui parlait comme à un vieil ami, après tout le mal qu'il lui avait fait. C'était indécent. C'était pourtant ce qui était en train de se passer. Il était trop jeune pour le comprendre à l'époque, mais maintenant il le voyait : son ancien professeur était malade. Et dangereux. À tout moment, il s'attendait à le voir sortir un couteau pour le planter dans son ventre. Il se préparait déjà à mourir. Pourtant, Monsieur Couvier poursuivit :

— Je suis venu voir mon fils jouer, tu connais quelqu'un dans l'équipe ?

Il ne savait même pas qu'il avait un enfant. Ça le répugnait. A force de garder le silence, Monsieur Couvier comprit qu'il ne lui répondrait pas. Il tenait toujours fermement son bras, et finit par s'approcher un peu plus de lui, d'un pas seulement, mais suffisamment pour se pencher vers lui et coller ses lèvres gercées contre les siennes. Incapable de faire quoi que ce soit, Abdel se laissa faire bien que tout son être criait à l'aide, des larmes silencieuses se mettant à coller le long de ses joues. Il croyait rêver, le monde ne lui semblait plus réel. Mais la blessure réouverte de son corps, elle, était bien réelle et le torturait. Quand enfin l'homme se décolla de lui, il fut pris de nausée en le voyant toujours sourire. Monsieur Couvier se pencha jusqu'à son oreille pour lui murmurer :

— Tu m'as manqué, on se reverra, ne t'en fais pas.

Il ne voulait plus rien à voir avec lui, plus rien. Il le hantait déjà beaucoup trop à son goût. Quand l'homme fit mine de faire demi-tour, tout le corps de Chiheb lâcha, et il s'effondra au sol, vomissant, et pleurant à chaudes larmes. De gros sanglots lui bloquèrent la cage thoracique, l'empêchant de respirer. Il suffoquait entre les pleurs et l'angoisse, se sentant mourir, et étant donné la douleur insupportable qu'il ressentait, ça ne le dérangerait même pas. Une dame s'empressa de venir le voir, et il l'entendît vaguement appeler les pompiers, les yeux fermés. Il ne voulait pas aller à l'hôpital, il ne voulait pas paraître ridicule à débarquer pour une crise d'angoisse. Il voulait juste rentrer chez lui, s'enfoncer dans son lit et ne se réveiller jamais. Il ne savait pas combien de temps il était resté allongé par terre avec la femme qui le surveillait, mais ça lui avait parût être une éternité avant que les pompiers n'arrivent. Il fut soulevé, trimballé, interrogé mais aucun mot ne sorti de sa bouche.

PHOBIA TO EUPHORIAOù les histoires vivent. Découvrez maintenant