1. L'oiseau tombé du nid

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Il se réveilla aux coups de onze heures, en sursaut et recouvert de sueur. Encore un horrible cauchemar, toujours le même, ce même souvenir qui gâchait peu à peu sa vie. Ce souvenir remontant à déjà six ans, mais qui continuait à le bouffer comme un ver. L'ombre de ses longs cils faisait danser le brillant de ses larmes humides, comme des paillettes illuminant la pièce encore sombre à cause des volets fermés. Il peinait à retrouver son souffle, trop inquiet de savoir si ce souvenir était encore d'actualité ou non. Mais c'était du passé, c'était il y a de ça plusieurs années, il n'avait plus à y penser. Mais on n'effaçait pas un traumatisme d'un coup de baguette magique, même s'il en rêvait. C'était dur, il en bavait, mais c'était la vie, il devait composer avec. Et quelle composition. À à peine seize ans, il se savait déjà perdu d'avance. Il n'avait rien dans sa vie. Rien d'intéressant, peu d'amis, il n'allait même pas en cours. Atteint de phobie scolaire, il lui était impossible d'approcher un lycée. Il fuyait toute allusion à ce lieu, et peinait déjà à suivre le cursus à la maison, avec le CNED.

Il se leva, encore tremblant et ouvrit les volets de sa grande chambre aux murs bleus, aussi clairs que ses yeux. Un bleu envoûtant et pur, qui ne laisse aucune trace de malice. C'était peut-être la seule chose qu'il appréciait chez lui, ses yeux. Les mêmes que sa mère, pourtant d'origine nord-africaine. Le contraste entre sa peau mate et ses yeux pouvait attirer des envieux, mais pour être honnête, il ne les croisait même pas. Les rares sorties qu'il s'accordait se résumait à aller au skate parc, sa seule réelle activité. Il adorait le skate, s'il le pouvait, il en ferait son métier. Mais il était loin d'être assez doué, bien que son niveau ne soit pas affreux. Juste pour cette impression de voler pour quelques secondes, le temps d'un saut, avant de retomber fermement sur sa planche en bois aux motifs abstraits et sombres.

Une fois la pièce bien éclairée, il se rallongea sur son lit, songeant à la journée vide de sens qui allait encore s'écouler. Une journée à travailler ses cours, seul, à regarder les murs, dans son grand appartement lyonnais au style ancien. Ses parents travaillaient tous deux. Son père dans une banque, sa mère dans une boutique de vêtements chics. Une famille ordinaire en somme, mais quelque chose n'allait pas dans ce tableau. Lui, évidemment. Avec ses problèmes d'anxiété, il faisait tache. Il ne savait pas comment les canaliser, comment se canaliser. C'était bien trop dur, une mission impossible. Il se sentait mal de ne pas pouvoir rendre fier ses parents, de ne pas voir l'éclat de bonheur dans leurs yeux quand ils parlaient de lui à la famille ou aux amis.

Et puis il se souvint que Léo, son demi-frère, venait le voir en fin de journée. Au moins, elle ne serait pas complètement vaine. Depuis qu'il avait neuf ans, son frère venait souvent lui rendre visite, eux qui avaient été séparés dès leur plus jeune âge. Au début il avait eu du mal avec cet inconnu, qu'il ne connaissait finalement ni d'Adam ni d'Eve. Et puis, à cet âge, il est compliqué de comprendre les liens du sang, surtout quand leurs mères n'étaient pas les mêmes. Ça l'avait perturbé, mais à l'époque, il était encore un garçon comme les autres, peut-être juste un peu plus angoissé. Désormais, il n'avait aucun mal à l'accepter comme étant son frère à part entière. Que leurs mères ne soient pas une unique personne n'avait aucune sorte d'importance à ses yeux. Et puis, il aimait bien Léo, c'était le plus important.

Il se rendit dans la cuisine, l'esprit ailleurs. À chaque fois que ce souvenir lui revenait, il savait qu'il allait être de mauvaise humeur toute la journée. Mais pour autant, il ne se laissait pas abattre et faisait tout pour égayer un peu toutes ses heures à attendre d'aller mieux. Il se promit d'ailleurs d'aller au skate parc pour se changer les idées, comme il faisait dans ces cas-là. De toute façon, il n'avait pas la tête à travailler, même s'il allait devoir se forcer. Il était bon élève, et ça le rendait fier. Il ne voulait pas se priver de cette joie pour quelque chose qui s'était passé il y a six ans. Il sortit du placard ses céréales, et mangea dans le silence, déprimé. Même ses céréales n'avaient aucun goût, alors qu'à ses yeux, c'était les meilleures du monde.

PHOBIA TO EUPHORIAOù les histoires vivent. Découvrez maintenant