18.

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Je fixais mon assiette pleine avec envie avant de saisir délicatement ma fourchette. Je pris le temps de placer mes doigts de manière élégantes avant de plonger l'acier poli dans la dinde si alléchante. La découpe fut difficile et fort visiblement, infructueuse... Je sentais le regard rieur de la cuisinière sur moi et je me sentais de plus en plus mal... 

- Oh mangez, sourit la jeune femme, Pas de chichis ici-bas ! 

Je relevais la tête pour rencontrer les yeux sombres et brillants de mon interlocutrice. Son sourire bienveillant acheva de me convaincre et je saisis la cuisse de dinde à pleine main pour mordre goulûment dedans. Le gout fins et épicés de la viande firent se clore mes paupières et je laissais m'échapper un murmure de bien-être... Mmmh... Bien vite, l'assiette fut vide, et mon ventre plein à craquer. Je posais mes mains dessus, un petit sourire aux lèvres... Jamais je n'avais autant manger dans ma vie, et jamais aussi bien ! La cuisinière me tendit une serviette et je m'essuyais la bouche en silence. 

- Alors, comment ça se passe pour vous, me demanda-t-elle. 

Je grimaçais. 

- Pas génial, soupirais-je. Je ne suis pas comme eux. 

Elle hocha la tête. 

- Je le sais, dit-elle avec un clin d'oeil.

Elle entreprit de débarrasser et je me levais pour l'aider. Elle se figea. 

- Je..euh...C'est la moindre des choses, chuchotais-je devant son regard. 

Elle secoua doucement la tête...Plus maintenant ! Voilà ce qu'elle me dit. Elle prit donc ma chaise et me fit rasseoir doucement, me faisant ainsi comprendre que je devais rester installée ainsi. Je m'exécutais, la regardant s'afférer avec un sentiment de malaise croissant. Finalement, voyant l'heure avancer, je décidais de monter me coucher. Je la remerciais donc chaleureusement. 

- Revenez quand vous voulez mademoiselle, s'exclama-t-elle avec joie. Et n'hésitez pas à demander Gauzeline, si je ne suis pas là ! 

Je hochais la tête et regagnais ma chambre, le ventre plein et le sourire aux lèvres. La simplicité de cette jeune femme était agréable. Et son air bienveillant me rappelait maman... Cette nuit-là, pour la première fois depuis longtemps, je trouvais le sommeil aisément. 

C'est donc ainsi que les jours passèrent désormais. Entre les journées interminables et difficiles, et les soirées calmes dans la chaleur des cuisines et d'une amitié naissante. Gauzeline était une cuisinière pleine d'anecdote à conter, joviale et sympathique ! J'aimais sa compagnie bien plus que celle, énervante, de tous les candidats du Choix qui me méprisait. Ils ne m'accordaient pas le moindre regard... Sauf Aimée-Rose de la Rochefoucauld ! Elle, elle me parlait, parfois. Et grâce à elle, je possédais un joli cahier relié pour copier mes cours ! Un cahier toujours vide... Ou presque... Je n'écrivais pas assez vite pour suivre le rythme. Je me cassais les dents sur les interrogations et je ne progressais pas, étrangère à un monde étranger, étrangère à un savoir inaccessible... Mes jours ici étaient déjà comptés... 

C'est donc dans un de ses jours sombres que nous étions aujourd'hui, tous, dans la grand bibliothèque du château. Et par grande, j'entends, immense, gigantesque, titanesque ! Il y avait des livres, des étagères plus hautes que je n'en avais jamais vu ! Pour la simple raison que je n'en avais jamais vu, en fait. Nous devions trouver un livre à commenter lors des prochains cours. Chacun d'entre nous expliquerait alors son choix. 

Je déambulais dans les allées de la bibliothèque, humant avec délice le parfum si particulièrement enivrant des livres anciens. J'arrivais, malheureusement, dans l'allée où se trouvait le prince... Il faisait courir ses doigts sur les tranches des livres, provoquant par son touché habile le résonnement d'une mélodie monotone. Mue par un élan que je ne m'expliquais pas, je m'approchais pour me placer à ses côtés. Me hissant sur la pointe des pieds, je caressais du bout des doigts la couverture rugueuse d'un gros livre rouge. La mélodie s'était arrêtée... Le silence, pensant sur ma poitrine, semblait lourd désormais. Je déglutis mais, toujours sans comprendre mes propres gestes, je me rapprochais de lui, la tête levée vers l'étagère, jouant le jeu de l'ignorance... Mon coeur battais fort dans ma poitrine. Que fais-tu, Fifi, m'hurlais-je mentalement à moi-même. Va-t-en ! Voilà en quoi consistait mon propre conseil.... Que moi-même je ne suivis pas... Le prince saisit un livre et entrepris de le feuilleter, m'ignorant superbement. Qu'as-tu cru ma pauvre ? Que tu aurais attirée sa majestueuse attention ? Il fallait que je cesse mais illusions ! Je tournais la tête vers lui et mes yeux scrutèrent son visage, impassible. Je n'étais pas digne de l'attention d'un prince ! Je serrais les dents et allais quitter l'allée lorsque je changeais brutalement d'avis. 

Alors comme ça je n'étais pas digne de son attention... Je me postais si près de lui que son bras touchait le mien. Il m'ignora... Très bien ! Et sans réaliser ce que j'étais en train de faire, je lui écrasais le pied droit du mien, appuyant consciencieusement de ma voûte plantaire sur sa chaussure de cuir. Je sentais la chaleur monter sur mon visage mais je tentais l'impassibilité, continuant de scruter les bouquins d'un air qui se voulait innocent. Je sentais le prince, tendu à mes côtés. Et sans crier gare, je quittai les lieux. 

C'est ainsi qu'un nouveau rituel s'installa dans mon quotidien. Le "rituel du pied du prince" comme je l'avais stupidement baptisé... Chaque fois qu'il se trouvait près de moi, je prenais plaisir à lui marcher sur les pieds. D'abord timidement, puis plus fort, prenant plaisir à cette action puérile.. Mais ce qui me plaisait dans ce geste, simple et violent, c'était que le prince ne pouvait pas répondre. Et oui... Il avait pris le parti d'ignorer l'Anthracite que j'étais, ignorant ma présence jusqu'à me faire douter de mon existence, parfois...  Par cette pression sur son pied, je lui montrais que j'étais là ! Que j'existais et que malgré les humeurs de Son Altesse, je ne cesserai pas d'être là ! Ce coup signifiait tellement pour moi... J'étais vivante, j'étais là ! Et comme il ne voulait pas admettre ma présence, il devait se retenir de grimacer, de réagir ou tout simplement d'avoir une réaction. Car une personne qui n'existait pas ne nous faisait pas mal... 


Souffle la libertéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant