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J'étais enfin de retour au château. Je courus m'enfermer dans mes appartements, claquant la porte derrière moi et me laissai tomber à même le sol. J'entendais d'ici les chants, les musiques et la joie, l'allégresse subite qui venait de saisir ce peuple de nouveau plein d'espérance. Je me levais et courus fermer la fenêtre. A peine avait-on distinguer en contrebas l'éclat si particulier de ma robe que des cris résonnèrent, mon nom fut sur toutes les bouches en moins de temps qu'il n'en fallait pour le dire. Je reculais pour me réfugier dans la pénombre de ma chambre. 

Je me sentais complètement perdue... Où était-il passé ce peuple vindicatif et violent ? Où étaient-ils les hommes qui criaient à la mort, qui s'écharpaient et se battaient pour un pauvre morceau de pain ? Je fermais les yeux et pris ma tête entre mes mains. Je n'y comprenais plus rien. Comment pouvait-on être si bon, si confiant et en même temps si violent et si intransigeant ? Comment pouvait-on être si changeant ? 

Je me laissais tomber sur le sols. Je les haïssais pour avoir tué les blancs, les ivoires, les parents d'Ewen... Je les haïssais pour les monstres qu'ils étaient devenus ! Mais... Ils avaient tellement confiance en moi... Comment haïr ceux qui me regardait avec une dévotion et une tendresse sans borne ? Mais... Je poussais un cri de frustration alors que des relents de colère brute contre les monstres qu'ils étaient et de tendresse douce face aux souvenirs de leurs yeux si doux et si confiants me revenaient brutalement en mémoire. 

Trois petits coups à la porte me firent émerger. Je me relevais alors qu'Ewen se glissait à l'intérieur. Il entreprit immédiatement de tirer les rideaux et d'allumer les bougies. Je le regardais en silence alors qu'il me demandait pourquoi je restais ainsi prostrée dans le noir. Il n'avait plus jamais entendu le peuple si heureux depuis des années. Il se demandait même si une telle liesse avait jamais pris le peuple. Je le fixai, muette. Leur espoir... Je sentis les larmes monter. Jamais je ne serais à la hauteur. Il s'approcha délicatement et me serra contre lui, me demandant de me confier à lui, de lui parler, il ferait tout pour m'aider. 

- Je les déteste Ewen, je les hais ! Ils n'ont qu'à tous mourir de faim, de froid, je m'en moque ! Je m'en moque ! 

Je fondis brutalement en larmes. 

- Je croyais comprendre Ewen, ces hommes, je le croyais vraiment. Je croyais qu'eux et moi nous voulions exactement la même chose : vivre libre ! Mais... Je suis coincée ici dans un rôle que je ne saurais jamais mener et ils font je-ne-sais-quoi de leur liberté ! 

Je lui pris les mains en gémissant que je n'y comprenais décidément plus rien. 

- Pourquoi, Ewen, pourquoi ont-ils tués tous ces gens ? Pourquoi arrêter de labourer les champs, de faire tourner les usines, de faire fonctionner les écoles, de faire marcher le pays ? Pourquoi font-ils cela de leur liberté ? 

J'essuyais rageusement mes larmes. 

- Pourquoi est-ce qu'ils chantent et rient aujourd'hui et pas hier ? Qu'attendent-ils donc de moi ? Croient-ils vraiment que je vais redresser le pays seule de mes deux bras ? Croient-ils vraiment que je vais labourer seule les champs, nourrir seule chacun d'ente eux ? Croient-ils que les fruits vont pousser mus par le seul souffle de ma volonté ? Je... Je suis totalement impuissante ! Pourquoi ne le voient -ils pas ! Magnificence, Reine d'Ehiropa, n'a rien de plus que Fifi, ni que chacun d'entre eux ! 

Il restait silencieux, me contemplant simplement, bouche bée. 

- Nous sommes un corps, un vrai corps, le corps d'Ehiropa ! Si nous cessons de former ce corps, si chacun détruis l'autre alors c'est nous tous qui mourrons ! Et c'est parce que nous sommes un corps que nous pouvons manger, rire, s'amuser, s'instruire, consommer...vivre ! Nous allons tous mourir, Ewen, mourir parce que je ne peux être Ehiropa toute seule ! Je peux vivre mon pays autant que je le souhaite, si le pays ne veut pas vivre avec moi alors... Je ne peux rien ! Pourquoi ne le voient-ils pas ? Pourquoi ? 

Je repris enfin mon souffle, les joues en feu. Cet instant de cogitation fulgurante me laissais éreintée. Je ne comprenais rien à ce qui était en train de se jouer autour de moi et on attendait de moi que seule telle une déesse je fasse revenir la paix, la prospérité et l'abondance.  Mais nous courions tout droit à la catastrophe ! 

Ewen me serra brusquement dans ses bras. J'en restais surprise. Il me chuchota que j'étais la plus grande et la plus belle reine qu'Ehiropa n'ait jamais connu. Il saisit doucement mon menton. 

- Allons manger, Magnificence, et après, nous trouverons une solution. 

Je hochais la tête simplement et le suivis jusque la salle à manger. A la porte, je restais bouche bée. Les chandelles illuminaient un vrai festin. Des plats à perte de vue, des entrées, des desserts... Je m'approchais. Je n'aurais jamais cru revoir un tel spectacle culinaire un jour. Sans réfléchir, je saisis une petite tomate sur un plat et l'enfournais joyeusement dans ma bouche. Depuis le temps que nous étions retournés au château, l'abondance n'avait jamais été au rendez-vous même si je me doutais que Gauzeline se démenait comme jamais en cuisine pour nous faire de quelques denrées un festin. Mais là... 

Je me tournais vers un valet et lui ordonnais d'aller quérir Gauzeline immédiatement. Ewen s'approcha et goûta un plat également. Je fis de même et fermais les yeux. C'était si bon... 

- Vous m'avez demandé, Votre Majesté ? 

M'entendre, de sa bouche, affublé d'un tel sobriquet me parut incongru. Mais je me retins de le lui dire. 

- Cela ne vous plaît pas, Votre Majesté ? 

Je la détrompais et m'empressais de la remercier. C'était... incroyable ! Je n'arrivais toujours pas à en croire mes yeux et mes papilles... Comment avait-elle fait ? Elle m'expliqua qu'elle avait glané, petit à petit tout le nécessaire pour réaliser ce festin. Cela faisait des semaines qu'elle se préparait ! Elle était persuadée que je reviendrais me faire couronner au château et depuis que les Conseillers de la Régence Provisoire l'avait engagée comme cuisinière, elle ne pensait qu'à ça. Je fis le tour de la table, goûtant tout ce qui se trouvait sous ma main. Tout ça pour moi... Elle n'avait fait tout cela que pour moi.. A chaque seconde de sa préparation, elle avait pensé à me faire plaisir... Je me tournais vers elle, les larmes aux yeux pour la remercier.  Elle sourit. 

- Mais nous ne mangerons qu'un seul plat et une part de ce merveilleux gâteau, le reste, nous le distribuerons dans la rue. 

Gauzeline sourit et hocha la tête. Il sera fait selon mes désirs... 

- A l'avenir, ma chère Gauzeline, ne préparait qu'un plat, simple, le peuple meurt de fin, nous ne pouvons pas nous permettre de festoyer ainsi. 

Je croisais le sourire d'Ewen et le lui rendis. Je mourrais de faim ! Ensemble, nous choisîmes le plat que nous allions dévorer et coupâmes une belle part de gâteau pour chacun d'entre nous. Une fois notre pitance soigneusement avalée, je fis quérir l'ensemble des serviteurs du palais. Ils accoururent. Je fis emballer les jambons, le pain, le fromage, préparer des assiettes, des plats... Nous allions nous répartir dans la ville ! Je fis des groupes, leur confiais des victuailles et leur ordonnait de ne surtout pas rester statique. Il fallait avancer dans les rues pour nourrir ceux qui ne pourront se déplacer comme ceux qui ne manqueront pas d'accourir. Puis, je mis soigneusement une part de gâteau dans une boîte et la fourrais dans mon sac avant de me saisir d'un sac de victuailles. 

- Vous aussi, Votre Majesté, se risqua à demander un valet, hésitant. 

Je lui souris. Oui, moi aussi.  

Souffle la libertéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant