Le vœu sarcastique de Théo fut finalement exaucé. Après un jour à arpenter la ville de Bergen, parler à nos voisins, contempler l'eau à nos pieds en attendant de voir les baleines, nous étions fin prêts à partir pour notre camping. Il devait durer deux nuits mais les préparatifs avaient été longs et compliqués. Il avait fallu trouver un endroit pour louer des tentes, choisir ce qu'on allait manger, emballer toutes nos affaires et aller les déposer à une consigne à l'aéroport pour plus de quarante-huit heures, ce qui était, selon les vigiles, du jamais vu.
Le site se trouvait dans une magnifique forêt, près d'un fjord et d'une cascade.
- J'adore ! m'extasiai-je lorsque nous arrivâmes à l'entrée du camping.
Frazer sourit.
- Ça va être l'aventure !
L'homme à l'accueil nous donna le numéro de notre emplacement, accompagné d'un plan en norvégien du site. Ce n'était pas très grand, on comptait en tout et pour tout vingt emplacements, regroupés en quatre ilots. Nous étions dans le troisième et occupions le 12.
- Il faut monter la tente, dit Julien, parce qu'il va faire bientôt nuit.
Il avait raison, ici la nuit tombait tôt, entre seize et dix-huit heures, même en plein été.
- Je vais t'aider, proposa Frazer.
Mettre en place la tente fut toute une expédition et finalement, il fallut mon aide et celle de Théo pour, au bout de deux heures, y parvenir enfin. Chacun de nous regardait la tente instable en priant secrètement pour qu'aucune tornade ne soit prévu ces deux nuits à venir. J'installai les sacs de couchages qu'on avait loués en même temps de que le matériel de camping et regardait l'habitacle. C'était petit, très petit. Il nous avait garanti qu'on rentrait à six, à quatre on était déjà complètement serrés. Ça allait être joyeux.
- Je prends le duvet bleu, déclara Théo.
Nous acquiesçâmes.
- Si tu veux, décréta Frazer. Luce, tu dors où ?
- Je m'en fiche, soupirai-je. Tiens, je prendrai le rouge.
- Ok. Je dors à côté de toi.
Si Théo était contrarié, il n'en laissa rien paraître. Comme l'histoire des lits était réglée et qu'il était l'heure de manger, je décidai de m'attaquer au repas. Les garçons, assis sur les chaises pliantes de camping ne semblaient pas vraiment très chaud pour m'aider.
- De la cuisine, maugréa Théo, c'est déjà énervant. De la cuisine en pleine nature, je ne t'en parle même pas.
- Si tu veux, je te sors de la salade et tu la mange, m'énervai-je.
Il se calma et se contenta de m'observer en m'évitant ses commentaires sarcastiques. On avait prévu des hotdogs mais les saucisses ne voulaient pas chauffer.
- Elles sont récalcitrantes, grognai-je.
- C'est des dures-à cuire, ces saucisses, rigola Frazer.
- Viens m'aider toi plutôt que de faire des blagues pourries, souris-je.
Frazer se leva et vint se placer à côté de moi.
- C'est parce que tu ne les approche pas assez près de la flamme.
- Mais elles vont carboniser ! m'exclamai-je.
- Il faut prendre le risque !
Il me fit un clin d'œil.
- Si elles sont cramées et qu'on n'a plus rien à manger, tu géreras les grognements de Théo, me moquai-je.
- Oh, ça, ça ne sera pas un souci, sourit-il en passant un bras autour de mon épaule.
Sa main agrippa mon poignet et il mania avec lenteur la fourche qui embrochait les saucisses pour la rapprocher du feu. Effectivement, le résultat était net, deux ou trois minutes après, on mangeait.
- Et si on jouait à un jeu ? proposa Julien.
- Quel genre de jeu ? m'enquis-je entre deux bouchées d'hotdog.
- Le jeu de l'histoire. Chacun donne un mot au joueur, à la fin celui-ci doit faire une histoire avec.
- Ok ! s'écria Frazer. Je commence ! Donnez-moi des mots.
- Forêt, dit machinalement Théo.
- Gant, continua Julien
- Aspirateur, finis-je.
- Aspirateur ? rit Frazer. Tu te fiches de moi Luce ?
- Mais pas du tout mon amour. Pas du tout.
- Très bien. Ecoute cette histoire : Un homme d'une quarantaine d'année vivait dans un joli petit cottage en bois de style vintage avec sa femme et ses deux enfants, deux horribles garçons qui s'amusaient à pourchasser les pauvres petits oiseaux dans la forêt attenante au cottage. Un jour, l'un des deux vit un bel aigle noir qui semblait mort. Il le prit avec précaution, regrettant l'absence de gants et alla le montrer à son père, qui était en train de passer l'aspirateur. Son père lui dit : Adam, tu l'as encore tué ? Le petit répondit : Non, cette fois, j'ai voulu le sauver. Mais je suis arrivé trop tard, il était déjà mort. Le père : Tu arrives toujours trop tard mon fils. Toujours.
- C'est triste ! m'exclamai-je.
- Mais j'ai gagné, non ?
Nous continuâmes ce jeu encore quelques temps jusqu'à ce que chacun de nous ne se lasse de raconter des histoires rocambolesques. Les flammes dansaient sous nos yeux et contrastait avec la nuit noir charbon qui s'était abattue sur nous. La chaleur rassurante se battait en duel avec le froid de l'air. Je regardai Frazer qui, concentrai sur le feu, ne semblait pas remarquer que je le dévisageai.
On était si différents, il était beau, arrogant, ambitieux. Ses cheveux indisciplinés ressemblaient à du chocolat au lait. Ses yeux brillaient d'un sentiment complexe, mélange d'une douce mélancolie et d'un désir brûlant. Au creux de ses pupilles se reflétait l'ombre des flammes, comme un feu qui grandissait en lui. Qu'est-ce qui le dévorait tant ? Qu'est-ce qui l'éloignait tant de moi ? Qu'est-ce qui nous rapprochait ?
- Tétatriacontagone, murmura-t-il doucement.
- Quoi ? chuchotai-je.
- Le tétatriacontagone, c'est ça qui nous rapproche Luce. On est bien plus compliqués et subtils que ce qu'on laisse paraître. Et avec toi, j'ai l'impression d'être moi-même. J'ai l'impression d'avoir trouvé la moitié qui me manquait pour avancer...
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90 jours ensemble
Romance""Lorsque Frazer m'a proposé de jouer, j'ai d'abord dit non. Comment pouvait-il croire que je l'accompagnerai en Croatie tout l'été, juste parce que les dés en avaient décidé ainsi? Puis oui. Parce que c'était fou, incroyable, irréel. Parce que ça...