59 - Brouillard

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Le temps s'étirait encore et encore, comme un horizon infini qui ne gagnait jamais l'autre rivage. Deux semaines que Camille était partie, deux semaines que le silence s'était s'installé dans la maison. Son absence se ressentait partout et nulle part.

J'avais tout fait pour réconforter Frazer au lendemain de ce jour atroce. J'avais tenté de tenir le coup, de cacher mes pleurs, mes doutes, mon désespoir pour l'aider à remonter la pente, tout doucement. Petit à petit, il ne venait plus à mes cours. Le premier jour, je l'avais trouvé assis sur la chaise de la cuisine, un stylo dans la bouche, le regard au loin. Il n'alignait plus deux mots correctement, il ne me regardait pas.

Je n'avais pas pu parler d'équation de droite et de figures de style. Lui apprendre les allégories et les tangentes paraissaient dérisoire et inutiles face à ce qu'il venait de se passer. Alors il avait renoncé. Ou peut-être était-ce moi. Qui blâmer de ne pas vouloir vivre comme avant quand plus rien n'était pareil ?

Les parents de Camille sortaient rarement. Tapis dans leur chambre, ils descendaient pour dîner et tout le monde voyait que Valérie avait pleuré. Certains jours, ils s'asseyaient sur la terrasse et parlaient avec leurs voisins, lentement, difficilement, de tout et n'importe quoi, sauf ce qui leur faisait vraiment du mal.

Toutes les fois où je passai devant la chambre de Camille, j'avais une furieuse envie de toquer et de lui proposer de sortir avec moi en ville faire du shopping, comme avant. Et puis, quand le silence me répondait, je savais que j'avais perdu. Perdu un jeu que je ne pouvais gagner, puisque la mort emportait tout ce qui lui plaisait, sans scrupule ni remords.

En somme, la vie s'était un peu arrêtée dans la famille Ponti cette dernière semaine. C'était comme un vieux film en noir et blanc passé au ralenti. Et nous étions des séquences silencieuses qui sans le personnage principal tentaient de retrouver un scénario un tant soit peu cohérent.

La solitude m'angoissait, elle me plongeait dans des souvenirs atroces, des instants que je ne voulais plus revivre. Comme Frazer s'en allait de longs moments sur la plage sans m'adresser la parole, qu'il ne venait plus dîner ni ne restait avec moi, comme Julien n'était pas mieux, perdu avec Dan, il sortait chaque soir et rentrait complètement défoncé, comme Théo était aux abonnés absents, je passai la majeure partie de mon temps avec Mallory, Claire et Margaux.

Dans d'autres circonstances, ces filles et moi aurions pu être amies. Elles étaient douces, gentilles et compréhensives. Dans d'autres encore, on aurait pu être ennemies. Elles étaient belles, riches, un peu prétentieuses et très à l'aise quand elles parlaient de leurs petits copains et leurs nombreuses copines-admiratrices.

Mais dans ces moments-là, l'amitié résonnait creux, et quoiqu'elles aient ces qualités et ces défauts, elles avaient surtout l'avantage de m'accepter et de ne pas m'abreuver de mensonges hypocrites toutes les cinq secondes : « oh ma chérie, oh ma pauvre chérie, je suis tellement désolée. Tu veux à manger ? Comme la vie est injuste... » etc.

Une après-midi, nous avions pris la limousine de Margaux pour nous rendre dans une ville bien plus au sud que l'endroit où nous logions. Une ville époustouflante, bordée de palmiers et de restaurants chics, avec des bâtiments méditerranéens à couper le souffle. Mais, alors que les filles riaient en achetant des glaces et des chapeaux, le bonheur que j'aurai du, ou pu, ressentir ce jour-là, était inexistant.

Camille était morte. Frazer me rejetait. Mon monde n'avait plus de sens, et je souffrais. J'aurai voulu être là pour lui, l'aider à remonter la pente, lui dire qu'à nous deux, on surmonterait ça. Mais lentement, il m'avait repoussé, sorti de son monde à grand coups de silence et d'escapades.

Notre histoire n'était plus qu'une ombre, et je me demandais même si elle avait réellement existé. Le garçon que j'aimais était un étranger.

Un bruit de pas interrompit mes pensées. Nous étions vendredi soir, le balade de courtoisie se tiendrait le lundi suivant. Assise dans mon lit, je grignotai un sandwich au poulet et aux avocats. Personne n'était descendu manger, alors j'avais pris mon plat dans ma chambre, et je mâchais en silence devant une émission de télé-réalité pourrie.

Julien entra, l'air effrayé. Il ne semblait pas soûl, juste extenué et vraiment inquiet.

- Que se passe-t-il ? demandai-je.

- Ils annoncent un orage terrible à la météo ce soir, et Frazer n'est pas rentré ici depuis deux jours.

- Comment le sais-tu ? l'interrogeai-je.

Il haussa les épaules.

- Je le surveille, parfois. Il faut absolument le retrouver et le convaincre de rentrer avant que la foudre ne le tue.

Je ne me le fis pas dire deux fois. D'un coup, je posai mon sandwich par terre, et sans même prendre le temps d'éteindre la télévision, dévalai l'escalier jusqu'à l'extérieur de la maison. Julien avait raison. Dehors, il pleuvait des cordes, le ciel noir était affreux et angoissant.

Je me mis à courir sur la plage, freinée par le sable boueux qui collait à mes pieds et les gouttes d'eau qui ruisselaient de partout sur mon corps. Ce n'était pas une averse, c'était le déluge. Il pleuvait, il ventait, j'entendais l'orage craquer çà et là et comptait le temps qu'il s'écoulait entre chaque éclair et la détonation.

- Frazer ! Hurlai-je

Pas de réponse. Le fantôme de la nuit m'ôtait toute vision du périmètre, heureusement, au bout de trois mois, la lande de sable m'était plus que familière. Derrière moi Julien, accompagné de Théo, scandait le nom de son ami d'une voix tonitruante.

Soudain, à quelques mètres d'où je me situais, une ombre se détacha. Mon cœur se mit à cogner dans ma poitrine. C'était lui, sans aucun doute. Il se cachait dans l'une des quelques grottes qui bordaient la plage.

Je me mis à courir de plus en plus vite et le rejoignis en moins de temps qu'il ne le fallait pour le dire.

- Frazer ! m'écriai-je en me jetant dans ses bras.

- Lu.. Lucie ? S'étonna-t-il en me repoussant d'un coup sec.

Surprise, je titubai et manquai de tomber par terre. Je l'examinai rapidement. Il était triste et désespéré mais en bonne santé. A côté de lui, je remarquais un paquet de gâteaux et un sandwich à moitié entamé.

- Il faut que tu rentres, Frazer. Je sais que tu n'en peux plus, mais tu dois rentrer. Je ne peux pas te laisser ici, avec ce temps.

- Tu ne comprends rien Lucie ! Laisse-moi ! Tu ne sais pas ce que je ressens ! Je ne veux pas les voir ! Je ne veux pas voir la maison, sa vie, ma vie ! C'est dur ! Laisse-moi ! Casse-toi ! Je ne t'aime pas !

Je restai de marbre. Ses mots ne m'atteignaient pas.

- Soit tu rentres, soit je reste.

- Je t'ai dit non ! Non ! hurla-t-il en s'approchant de moi et en me poussant fortement.

Cette fois, j'étais effrayée. Théo et Julien arrivèrent, choqués. Mais ils se reprirent vite, et Julien le força à s'éloigner de moi, tandis que Théo m'emmenait à l'écart.

- Je vais m'occuper de lui. Théo, ramène là, ordonna Julien.

Théo s'exécuta, et tandis qu'il me traînait hors de la grotte, des torrents de larmes semblables à ce que déversaient le ciel miroitaient sur mes joues. Frazer n'était plus lui-même. Je l'avais perdu... 

90 jours ensembleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant