41 - Un art

336 28 9
                                    

Théo ne sembla pas enchanté quand nous leur fîmes part de notre intention d'aller à la maison de retraite en fin d'après-midi.

- Ce sont des vieux qui parlent espagnol. Ils ne vous comprendront sûrement pas, expliqua-t-il comme si c'était une évidence.

- Jusque-là, la langue n'a jamais été un obstacle, intervins-je.

- Très bien, déclara Théo.

Le soleil était déjà haut dans le ciel et je remarquai avec surprise qu'il était déjà deux heures de l'après-midi. La matinée était passée tellement vite !

Nous restâmes quelques temps sur cette plage magnifique, laissant le temps à Frazer et Julien de se baigner, tandis que Théo et moi nous embrassions sur le sable. Ses baisers étaient doux mais je ne pouvais m'empêcher de penser à celui entre Frazer et moi, deux jours plus tôt. Qu'est-ce qui clochait chez moi ?

- Je commence à avoir faim, nous interrompit Frazer qui revenait de l'eau, les cheveux mouillés, Julien sur les talons.

- Moi aussi, affirmai-je. On devrait aller voir le marché central. Il paraît que c'est très réputé et qu'on y trouve plein de produits.

En effet, le marché était plutôt sympa. Il avait une allure vive et colorée, avec tous ses stands où se déclinaient des tapas et des fruits plus appétissants les uns que les autres. Il était aussi immense, gigantesque et assailli de tous les côtés par un monde fou. Le marché était bel et bien un lieu de réunion étonnant. En effet, il ne semblait pas étrange d'y voir des jeunes se baladant pour acheter des glaces, des vieux qui marchandaient des légumes, des familles nombreuses, des touristes, des hommes d'affaire et des enfants qui criaient dans tous les sens.

Nous achetâmes plusieurs produits locaux à différents stands et passâmes aussi acheter des éventails que je trouvais splendides. Le fabricant produisait aussi de petits objets en bois et des foulards en tissu tout à fait splendide.

Après notre excursion au marché, nous continuâmes notre visite jusqu'à la cathédrale principale, qui de style roman changeait de tout en tout avec ce que nous avions pu voir en Italie. Elle était plus sobre, mais tout aussi massive et imposante.

Comme à son habitude, Théo maugréa.

- Qu'est-ce qui te plaît dans les voyages ? Ne put s'empêcher de lui demander Frazer.

- Quoi ?

- J'ai dit : Qu'est-ce qui t'intéresse dans les pays étrangers ? Tu n'aimes ni les églises, ni les musées, ni les beaux bâtiments. Tu n'aimes pas non plus aller à la rencontre des gens, tu ne veux pas connaître leurs coutumes, leur histoire.

- Ce n'est pas... Se défendit Théo.

Mais il se retrouva muet face à cet argument implacable. Effectivement, parfois, je m'étais posé la même question. Enfin, on ne pouvait pas tous être passionné de la même façon par la culture et l'exotisme... C'est ce que je rétorquai, tendant tant bien que mal de défendre mon copain, mais Frazer répliqua.

- Qui ne rêve pas d'exotisme n'a pas un grand esprit. Toute personne intelligente souhaite s'ouvrir au monde et recherche un ailleurs utopique qu'elle ne trouve pas toujours dans son étroite société. Pourquoi crois-tu que l'ailleurs était un thème et baroque et romantique, repris si souvent dans l'art ?

- Quoi ! Frazer qui apprend les cours de français ! m'exclamai-je en riant.

Comme il était déjà dix-sept heures, nous laissâmes les garçons qui avaient décidé d'aller faire du sport ou je ne savais trop quoi, et partîmes en direction de l'adresse qu'on nous avait indiqué. Il fallut prendre un bus, la maison de retraite était un peu en périphérie. Ce ne fut pas une mince affaire, puisque ni lui ni moi ne savions vraiment déchiffrer un plan.

- C'est par où ? me demanda Frazer.

J'haussai les épaules.

- Comment veux-tu que je le sache ?

- Tu sais toujours tout, me provoqua-t-il.

- Et toi, tu as tort, souris-je.

Il me sourit à son tour et commença à me chatouiller sous les regards un peu surpris des passants qui attendaient le bus.

- A.. Arrête ! criai-je entre deux fous rires. On doit trouver ce bus.

- Convaincs-moi que le bus est plus important que les guili, me défia-t-il.

- On doit se rendre à la maison de retraite. C'est notre plan.

J'insistai bien sur le mot plan.

- Très bien, céda-t-il en me relâchant.

Nous nous concentrâmes de nouveau sur la direction à prendre et finîmes par décider que ça semblait être le 22. Ou peut-être le 82. Comme le 82 fut le premier à se présenter à l'arrêt, nous montâmes et achetâmes deux tickets.

Le trajet dura quelques trentaines de minutes et quand nous arrivâmes finalement à la maison de retraite, un immeuble un peu vétuste au fond d'une rue mal indiquée, il était dix-huit heures largement passée !

Nous nous présentâmes à l'accueil et la dame nous sourit, ravie.

- Vous avez de la chance ! dit-elle. De dix-huit à vingt-heures, les intervenants animent des temps forts ! Couture, art, conte, moment de discussion, qu'est-ce qui vous intéresse ?

- Oh, et bien, pourquoi pas un conte ? Dit Frazer.

- Tu es fou, m'exclamai-je, on ne parle pas un mot d'espagnol !

- Oui, c'est vrai ! se rappela-t-il. Alors art, et couture !

La standardiste nous fit un grand sourire et nous indiqua une salle au fond avant de griffonner quelque chose sur un papier.

- Tenez, ça vous permettra de vous présenter en Espagnol et d'exprimer vos intentions !

- Merci beaucoup ! la remerciai-je chaleureusement.

Nous nous rendîmes dans la salle indiquée et découvrîmes cinq personnes âgées qui, une feuille et quelques tubes de peintures posés devant eux, tentaient tant bien que mal de faire un tableau de leurs petits-enfants, ou quelque chose dans le style. Tous les regards se posèrent sur nous et je me sentis légèrement intimidée. Heureusement, Frazer prit la parole.

- Hola, que llamamos Frazer y Lucía. Nos son franceses y tenemos dieciséis años. Este año decidimos probar un proyecto para cambiar a la gente ideas preconcebidas. Por esto, queremos recoger el testimonio de personas de edad avanzada y las partes interesadas, y la experiencia de su diario

L'idée fut accueillie étrangement. Ils semblaient sceptiques, bouche-bée. L'une d'elle applaudit. Un autre commença à se mettre en colère.

L'intervenant s'approcha de nous et nous murmura en anglais :

- L'idée est très généreuse, mais c'est une maison pour retraités handicapés. Certains sont fragile psychiquement et ne pourront répondre à votre requête. Je vais vous montrer une femme qui pourra, elle, vous raconter sa vie. Mais d'abord, aidez-les à peindre. Peindre les aides beaucoup à extérioriser, c'est très instructif, et pour eux, et pour nous.

Il avait cent fois raisons. Passer de personne en personne, regarder leur travail, leur montrer des associations de couleur, des formes, surtout, leur montrer qu'on était là, était très riches. Leurs yeux muets faisaient passer un flot de paroles universelles continue, et quand ce fut temps de les quitter pour aller rejoindre la vieille dame, je fus émue et triste, persuadée que quand je serai de retour en France, j'irai passer plus de temps à la rencontre des personnes âgées ! 

90 jours ensembleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant