3 - Tu es une figure géométrique complexe

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Les deux petits cubes roulèrent sur la table dans un fracas tonitruant tandis que je retenais mon souffle. Les dés tournaient vite, les faces défilaient une à une, impossible de prédire le résultat.

Quelques élèves se retournèrent vers nous, intrigués par notre « jeu », mais Frazer stoppa leur curiosité d'un regard. Il était beau, il était respecté. C'était aussi simple que ça.

Le prof, lui, restait inébranlable, continuant son cours de façon tout à fait classique, sans savoir que ma vie se jouait là, devant ses yeux. Une chance sur douze. Une misérable chance sur douze. Impossible de savoir si je serai heureuse ou énervée de faire douze...

Le premier dé s'arrêta, c'était un six. Je sentis un frisson me parcourir l'échine. Il y avait encore un espoir. Je jetai un coup d'œil à Frazer. Il était captivé par la trajectoire des cubes. Lorsque le deuxième s'entrechoqua avec la trousse, je n'osai pas regarder le résultat.

- C'est un 1, grommela Frazer avec une pointe d'agacement.

Je réfléchis rapidement. 7. Qu'est-ce que c'était déjà ?

- Tu dois faire l'exposé, me rappelai-je alors. Oh non...

- Ecoute, le lancer a été faussé par la trousse. Rejoue.

- C'est contraire aux règles, annonçai-je.

- Quelles règles ? rétorqua-t-il.

Il me tendit le dé et j'hésitai quelques instants. Ce n'était pas bien de rejouer le destin... Mais en même temps, si je le laissai faire l'exposé, on était tous les deux fichus.

- C'est d'accord. Mais c'est juste parce que je ne veux pas me ramasser un trois en histoire ce trimestre.

- Pas possible, me sourit-il.

- Ah oui ?

- J'aurai tout fait pour décrocher un quatre, me provoqua-t-il.

Je gloussai. Oh là là, pourquoi était-il si... attachant ? Parfait ? Et pourquoi m'adressait-il la parole aujourd'hui, et me proposai à moi de jouer à son jeu ?

- Au fait, demandai-je, pourquoi moi ?

Il referma sa main et me considéra un petit temps, l'air indécis.

- On est des parfaits inconnus, continuai-je, et tu n'as pas daigné m'adresser la parole durant ces mois... Pourquoi tu n'as pas demandé à Tatiana ou Candice, tes amies ?

Amies était un joli mot pour remplacer pétasses. Plus subtil, plus délicat. Mais il voyait très bien où je voulais en venir. Lui et moi ne traînions pas ensemble et encore moins avec les mêmes groupes de personne. Il passait son temps libre avec des filles absolument magnifiques et très populaires ainsi qu'une bande de potes branchés ; je mangeai le midi avec ma meilleure amie, son copain Trevis et quelques connaissances. Pas vraiment le même délire.

- J'aurai bien aimé te dire que c'est parce que je t'aime depuis le premier jour, que tu fais chavirer mon cœur et toute ces sottises, tu sais, comme dans ces histoires pour adolescente moyenne qui parlent du grand amour entre le mauvais garçon et la gentille fille. En fait, c'est parce que je ne te connais pas que ça rend les choses intéressantes... Tatiana et Candice sont très gentilles, mais tu comprends, ce sont un peu des cercles. Leur vie tourne toujours autour des mêmes préoccupations, maquillage, sortie et garçons. Pire, avec elle, je suis un cercle aussi. Mauvais garçon qui fume, qui contredit les profs, et ça s'arrête là...

- Et alors moi, je suis quoi ?

Sa métaphore entre les populaires et les cercles m'avait étonné mais au fond, elle n'était pas mauvaise.

- Un tétatriacontagone.

- Un... Quoi ?

- Une figure géométrique complexe, sourit-il.

Je le regardai, bouche-bée. Est-ce que cette figure existait vraiment ? Il faudrait que je fasse une cherche ce soir...

- Je ne te savais pas si intelligente, remarquai-je.

- C'est parce que tu n'as vu que le cercle, soupira-t-il.

Pendant un petit moment il sembla ailleurs avant de se reprendre et de me tendre le dé.

- Alors, tu rejoues ?

- Ce n'est pas vraiment comme si j'avais quelque chose à perdre...

Il m'intriguait, il me captivait, il me fascinait. Et je ne pouvais rien faire contre ça.

Le dé roula sur la table comme précédemment mais cette fois s'arrêta sans l'aide de la trousse. Six points. Six petits points noirs. Je les fixai, les comptant encore et encore, comme s'il y avait une erreur. Mais non, ils étaient bien au nombre de six. Six et six. Douze. Douze. Douze. Le chiffre résonnait dans mon esprit.

- Douze, lâcha Frazer. Voilà qui est bien plus intéressant...

- Hmm, hmm, toussotai-je, ce n'était que pour s'amuser, non ?

- Un jeu est un jeu, expliqua-t-il. Il est trop tard pour reculer...

- Et mes parents ? Et les tiens ? l'interrogeai-je, d'un coup.

- On s'arrangera...

Je le regardai, dubitative. Il ne connaissait pas mes géniteurs. Ce n'était pas le genre à me laisser partir trois mois avec un garçon dont ils n'avaient jamais entendu parler, à cause d'un stupide jeu lors d'un stupide cours d'histoire.

- Crois-moi Lucie, ce n'est pas ce petit détail qui devrait le plus t'inquiéter.

- Merci, je me sens très rassurée maintenant, ironisai-je.

- Tu m'en vois ravi. Oh, d'ailleurs, je ne t'ai pas énoncé les trois règles majeures : accomplir les cinq objectifs, évidemment. Ne jamais flancher ni renoncer. Et enfin, ne plus s'adresser la parole avant le début du jeu.

- Quoi ? Non, tu es fou ! C'est dans plus de deux mois, et je dois bien te demander quelques détails non ?

- Relax. Je m'occupe de convaincre tes parents et t'envoie la liste de ce que tu dois emporter là-bas. On se voit le premier juin, j'imagine...

- Tu es malade.

La cloche de cours retentit juste à ce moment-là.

- A bientôt Lucie, scanda-t-il en jetant son sac sur son épaule. J'ai hâte que ça commence...


90 jours ensembleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant