54 - Equilibre

271 23 1
                                    

Dans la vie, tout est une question d'équilibre. S'il n'y a pas un peu de mal, on ne peut pas avoir un peu de bien. Dans les contes, ce n'est qu'après avoir traversé les pires malheurs que le héros trouve le bonheur.

- Comment était ta nuit ? S'enquit Frazer en s'asseyant sur mon lit et en me prenant sur ses genoux.

- Moins pire, souris-je.

- Cette fois tu ne t'es pas réveillée en hurlant, murmura-t-il.

J'acquiesçai. C'était notre cinquième nuit à l'ambassade et de plus en plus, les cauchemars qui me hantaient se faisaient moins denses, moins oppressants. Lorsque Frazer m'avait raconté ce qu'il s'était passé, j'avais cru défaillir. Je lui avais parlé d'enfer, il avait vécu pire que ça. Je ne savais pas comment on pouvait se remettre d'un tel événement. Il avait tant vu, entendu, vécu... Il avait survécu, il s'était battu.

- Il y a des nuits où on grandit, m'avait-il confié.

Depuis, pas un instant ne s'écoulait sans que je pense à cette phrase. Et à lui. Il était là partout, on faisait tout ensemble. Le lendemain, nous étions allés voir Julien, puis le jour d'après, hier aussi, et aujourd'hui encore nous irions.

Il ne nous restait plus que trois jours avant que Julien sorte et qu'on puisse rentrer chez nous, mais j'avais en quelque sorte trouvé une harmonie dans cette vie désastreuse.

Varsovie était une ville charmante et nous avions pris du plaisir à visiter le château royal, photographier les peintures et fresques du quartier populaire et déambuler au hasard dans les rues. Parfois, l'un de nous se prenait d'amertume ou de nostalgie et entrai dans un étrange mutisme pour quelques minutes voire quelques heures.

La psychologue que nous voyions le soir à l'ambassade nous avait dit de laisser faire. C'était un moyen d'extérioriser notre souffrance et notre choc psychologique, selon elle.

- Alors, repris Frazer en rigolant, prête pour un petit déjeuner de ministre ?

- De roi, tu veux dire ! N'oublie pas ces petits gâteaux à la griotte, ils sont divins.

- C'est vrai ? J'aurai juré que tu ne les aimais pas, ce n'est pas comme si tu en mangeais six chaque matin !

Je ris et me levai avant d'aller me planter devant la glace. J'avais l'air fatiguée mais moins que les premiers jours. Mes cernes avaient quasiment disparues et ma peau n'était plus aussi blafarde.

- Quelle heure est-il au fait ? m'enquis-je.

- Dix heures et demi. Théo et moi sommes levés depuis deux heures mais on t'a attendu pour déjeuner.

- Comme c'est aimable !

Il ouvrit la porte et me précéda dans le long couloir puis l'escalier qui menait à la salle à manger. C'était fou comme le temps rendait les choses moins étranges. Le premier matin, lorsque nous nous étions installés tous les trois à la grande table de l'ambassade, il y avait eu comme un malaise. Personne ne se sentait à sa place. Comment aurions-nous pu, alors que nous nous trouvions en Pologne, dans l'ambassade française, après avoir échappé à un attentat ?

Mais aujourd'hui, tout paraissait plus facile, plus normal. Lorsque je m'assis à la table, j'avais encore les cheveux emmêlés et j'étais en pyjama. Mais en fin de compte, peu importait. On était chez nous, d'une certaine façon.

Théo nous rejoignit deux minutes plus tard, l'air songeur.

- Qu'est-ce qui te tracasse ? Demandai-je en lui tendant un croissant.

Il attrapa la viennoiserie et resta silencieux quelques instants, semblant hésiter. Depuis l'attentat, quelque chose s'était changé en lui. Déjà, Frazer et lui s'étaient réconciliés. Leur amitié m'avait paru bizarre, puis à force je m'y étais habituée, si bien que je n'étais plus étonnée quand les deux garçons rigolaient ensemble ou pire se moquaient de mes chaussures, ou de tel ou tel truc que je trouvais beau. Mais il y avait autre chose, un détail plus léger, plus insignifiant, que je n'arrivai pas à cerner. Il semblait souvent soucieux et préoccupé.

- Dis-moi... On n'a pas encore eu le temps de parler depuis...

Il fit une légère pause avant de reprendre.

- Est-ce que tu crois qu'on pourrait discuter ?

- Maintenant ?

- Euh... Quand tu veux.

Il jeta un coup d'œil à Frazer.

- Si tu veux, enchaîna-t-il, je te retrouverai dans ta chambre avant midi.

- Ça me va, acquiesçai-je.

Nous finîmes de manger tout en parlant de nos projets pour l'après-midi. Evidemment, nous irions voir Julien, mais Théo et Julien voulaient faire du sport. Ils se plaignaient qu'ils ne se dépensaient pas assez et qu'ils allaient devenir mou comme des mollusques.

- Et si on allait à la piscine ? Proposai-je.

- Pourquoi pas ? Affirma Frazer, ça pourrait être sympa.

- Ouais, j'en chercherai une sur internet, confirma Théo.

C'est ce moment-là que choisit l'ambassadeur pour entrer dans la pièce.

- Bonjour jeunes gens !

- Bonjour Monsieur l'ambassadeur ! répondirent les garçons en chœur.

- Bonjour Mr Levy, le saluai-je à mon tour.

- J'ai une bonne et une mauvaise nouvelle. La bonne, c'est qu'on a retrouvé des valises dans le train. Elles sont en bon état et après que nous les ayons identifiés et que nous ayons vérifié qu'elles ne présentaient pas de danger, nous avons pu rapatrier ton sac Lucie à l'ambassade ainsi que d'autres de vos affaires.

Je soupirai de soulagement. Ça voulait dire que la clef USB où nous avions mis les différentes choses pour notre projet et l'appareil photo de notre voyage n'étaient pas perdus...

- La mauvaise maintenant ? Demanda Frazer.

- La mauvaise... Il y a eu un autre attentat en France, ce matin.

Je laissai échapper un hoquet de surprise. Quoi ? Ce n'était pas possible. Pas encore...

- Où ça ? s'inquiéta Théo.

- Dans un cinéma à Toulouse... Il y a eu plus de cent morts, c'est un carnage.

- Pas possible, toussai-je. C'est affreux.

- Oui, confirma l'ambassadeur. Je voulais juste vous tenir informés, bien qu'il n'y ait rien que l'on puisse faire de là où nous sommes.

Il sortit, nous laissant sans voix.

- Eh bien, notre équilibre n'aura pas duré longtemps... murmura Frazer.

J'eus à peine le temps de lui répondre que quelqu'un entra et me donna mon sac. Mon sac ! il était intact et contenait tout ce que j'avais emporté durant ce voyage. Appareil photo, crayons, carnets, pull, bonbons, et mon téléphone.

Je l'allumai avec empressement.

Lorsque je déverrouillai l'écran d'accueil, j'avais douze appels en absence, venant tous d'un seul et unique numéro. Clément !


90 jours ensembleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant