Pour notre dernier jour en Italie, nous avions prévu une visite du musée oriental d'art. Théo, fidèle à son caractère habituel, avait rechigné.
- Regarde, avait-il dit au petit déjeuner. C'est une carte de l'Europe.
- Oui, mais encore ? Avais-je ris, ne voyant pas trop où il venait en venir.
- Là, c'est l'Italie, avait-il désigné sur la carte. Là, c'est le début des pays d'orient. Rien à voir. Alors pourquoi, alors qu'on est en Italie, on va voir des dessins japonais et orientaux ?
J'étais restée bouche-bée quelques instants, ne sachant quel contre-argument émettre. Heureusement pour moi, Frazer qui venait de terminer son toast au caramel s'en était mêlé et avait répondu :
- Pourquoi quand tu es en France tu manges des pizzas ? Et quand tu es en Italie tu manges des sandwichs américains ? Diversité culturelle, Théo, diversité culturelle.
C'est donc grâce à ça que nous nous retrouvâmes à dix heures du matins, entraînés par une foule de touriste suivant un guide qui ne parlait pas notre langue, entre des salles d'architecture byzantine puis japonaise puis de nouveaux orientales. Vêtements, armes, laques, porcelaines, estampes, tout donnait envie de s'évader dans cet ailleurs magnifique et inconnu, maître de l'art du temps et de la discipline.
- On se sent noyés dans tant de différences, remarqua Julien.
- Et c'est ça qui fait toute la richesse de l'évasion spirituelle. C'est facile de perdre pied quand on est entourés de choses qu'on ne connaît pas, d'arts qu'on ne maîtrise pas. On ne cherche plus à comprendre si c'est beau ou moche, réel ou fictif, représentatif de la réalité ou non, puisqu'il n'y a pas de références. On n'a pas de quoi juger. Pourquoi crois-tu que tant d'auteurs baroques et romantiques en quête d'un idéal qu'ils ne trouvaient pas dans notre société chrétienne ont-ils tourné leurs textes et leurs peintures vers l'orient et le Japon ? Parce que c'est la liberté ! Parce qu'on ne connaît pas les règles ! Et quand on n'est plus tout à fait libre pour écrire ce qu'on veut mais pas tout à fait crédule pour croire à une quatrième dimension, l'inconnu est un vaste monde qui inspire ! expliquai-je.
- C'est vrai qu'inventer un autre monde parallèle tout à fait nouveau, ce n'est quand même pas de la tarte ! rit Frazer. On pourrait imaginer des éléphants roses qui se substituent aux voitures et des bôites parlantes qui se substituent aux livres. Des repas géants à zéro calorie...
- Stop ! souris-je.
Nous continuâmes encore quelques expositions avant que notre ventre crie famine (enfin plutôt celui des garçons) et que nous soyons obligés de sortir pour aller trouver à manger. Nous nous arrêtâmes dans une petite taverne qui servait des plâtrées de pâtes pour cinq euros l'assiette. C'était rustique et carrément viellot mais il fallait laisser sa chance à tous types de restaurants. Quoique j'hésitai à appeler ça un restaurant puisqu'ils ne servaient que trois plats : pâtes au jambon et au pesto, à la bolognaise, et aux trois fromages. Le terme cuisine familiale était peut-être plus approprié.
Cependant, l'ambiance était chaleureuse, sûrement due à la grande table allongée où tous les convives mangeaient ensemble. Je comptais quinze places, dont cinq occupées par deux chinois d'une vingtaine d'années, un couple et une grande fille blonde aux yeux noisette veloutés. Julien s'assit à côté de la fille, un fin sourire aux lèvres, comme s'il allait tenter quelque chose. Je m'assis entre Frazer et Théo, ce qui n'était peu-être pas la meilleure idée, puisque je passai sans cesse de l'un à l'autre.
Les pâtes étaient bonnes et copieuses. D'autres clients entrèrent à leur tour, des polonais et une famille de français. Les rires étaient de partout et loin d'être sclérosée, les conversations allaient dans tous les sens, se heurtant et se bousculant dans un heureux chaos. On commençait à parler avec l'un, l'autre nous répondait avant qu'un troisième s'ajoute etc. Les polonais payaient des tournées de gressins aux olives et au parmesan à qui mieux mieux, pretextant qu'ils étaient des célébrités dans leur pays et qu'ils étaient heureux de nous faire profiter de leur richesse. Vrai ou faux, tout le monde s'en fichait. C'était comme être chez soi tout en étant parfaitement ailleurs.
La fille aux cheveux blonds s'appelait Sandra. Elle plaisait visiblement bien à Julien, avec son accent australien très prononcé et ses cheveux infiniment fins qui se balançaient quand elle basculait la tête d'un côté ou qu'elle riait à ses blagues. Chez elle aussi, le charme de Julien ne restait pas sans effet.
Elle était gentille. Elle paraissait intelligente, du moins, elle voyageait et savait en parler. Et puis, elle n'avait qu'un an de plus que Julien. Ils étaient mignons. Mais ça ne collait pas. Pour moi, c'était Julien et Camille.
Je jetai un coup d'œil à ma droite. Frazer les regardait amèrement, l'œil mauvais. Visiblement, je n'étais pas la seule de cet avis.
La blonde rapprocha un peu sa chaise de celle de Julien. Il passa subtilement dans son dos, d'un geste léger et naturel mais lourd d'intention. Il lui souriait. Elle lui souriait. Et en même temps qu'une attirance physique surgissait, une haine quadruplait. Frazer se raidissait.
Jusqu'à ce qu'il se lève brutalement, envoyant presque valser l'assiette, sous le regard surpris de tous les membres du restaurant. Il fusilla Julien du regard et tonna :
- Viens mec, on va parler.
Julien se leva, surpris, adressa un bref désolé à Sandra et le suivit hors du restaurant. Théo se tourna vers moi.
- Qu'est-ce qu'il se passe ?
- Tu n'as pas vu Julien et la fille se rapprocher ?
- Si, dit-il, haussant les épaules. Quel lien avec Frazer ?
- Je n'en suis pas sûre, dis-je. Viens, on va voir.
Nous nous levâmes à notre tour et sortîmes du restaurant. Dans la ruelle, Julien et Frazer se criaient dessus. Ils ne nous avaient pas aperçu. Tant mieux, il valait mieux que l'histoire reste entre eux.
- Qu'est-ce que tu fichais avec cette blondasse bordel ? s'énerva Frazer.
- On faisait connaissance ! se défendit Julien.
- Connaissance ! Tu te fous de moi ! Connaissance ! Il y avait quelque chose entre vous ! Tu la voulais !
- Et alors ? Qu'est-ce que ça peut te faire ? Je ne trompe personne et elle non plus ! On est assez grand pour se draguer si on veut !
- Et Camille ? Hurla Frazer, rouge de colère.
- Quoi, Camille ?
- Comment oses-tu lui faire ça, alors qu'elle t'aime, qu'elle est à l'hôpital entrain de crever de douleur, en train de crever de tout !
- Mais qu'est-ce que je devrais faire selon toi ? Sortir avec Camille en sachant qu'elle peut mourir d'un moment à l'autre ?
- Ne dis pas ça !
- Est-ce que tu trouves ça juste, Frazer ? Est-ce que c'est juste de sortir avec quelqu'un alors qu'on va se faire abandonner ?
- Est-ce que c'est juste d'être malade à seize ans. Réponds-moi ! Est-ce que c'est juste de mourir à seize ans ? Est-ce que c'est juste putain ?
- Non, Frazer, ce n'est pas juste, se radoucit Julien en tentant de poser une main sur son épaule.
Frazer se dégagea vivement.
- Ne me touches pas ! Tu es un traître ! Est-ce que tu l'aimais au moins ?
- C'est ta sœur Frazer, bien sûr que je l'aime ! Je l'aime comme ma propre sœur !
- Alors pourquoi tu sors avec cette blonde, plate, débile, creuse ? Hein ? Explique-moi !
- Je peux encore sortir avec qui je veux, non ? J'aime toujours ta sœur !
- Mais tu ne pouvais pas attendre que...
- Attendre quoi Frazer ? Attendre que Camille meure ?
- Ne dis pas ça !
- Pourquoi ? Frazer, ce n'est pas juste ! Mais rien n'est juste. Surtout pas pour ta sœur. Mais tu sais qu'elle ne voudrait pas qu'on ne vive plus pour elle, elle te l'a dit toi-même !
- Mais elle t'aime Julien ! Elle t'aime !
Et, les larmes aux yeux, il s'en alla en courant comme un fou, avant même que Théo et moi ayons eu le temps de réagir...
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90 jours ensemble
Romance""Lorsque Frazer m'a proposé de jouer, j'ai d'abord dit non. Comment pouvait-il croire que je l'accompagnerai en Croatie tout l'été, juste parce que les dés en avaient décidé ainsi? Puis oui. Parce que c'était fou, incroyable, irréel. Parce que ça...