49 - Fuir

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Le quai de la gare était vide, si on exceptait le vieil homme qui dormait sur un siège, son bonnet sur la tête et un groupe de jeunes qui buvaient et fumaient en riant fort.

Il était vingt-deux heures passées, notre train avait un peu plus de vingt minutes de retard. S'il n'arrivait pas bientôt, on serait raide pour prendre l'avion, l'aéroport étant à une demi-heure d'ici.

- On aurait dû prendre plus de marge, pesta Théo.

- Tu n'avais qu'à faire le programme ! s'emporta Frazer.

- Calmez-vous, leur ordonnai-je. J'entends le sifflement d'un train, il arrive.

Effectivement, une minute après, un vieux train à vapeur arriva. Je ne savais même pas qu'il en existait encore de ce type. Frazer dut penser la même chose que moi car il croisa mon regard, les yeux surpris.

- w kierunku pociągu na lotnisko! Cria le contrôleur.

- Qu'a-t-il dit ? demanda Théo.

- Je ne parle pas polonais ! maugréa Frazer.

- Je pense qu'il a dit la direction. J'ai lu dans un guide que lotnisko signifiait aéroport. C'est le bon.

Nous montâmes, présentâmes nos billets au contrôleur et nous assîmes, soulagés. Le train démarra dans un fracas assourdissant.

- Vous voulez jouer aux cartes ? proposa Julien en posant le paquet sur ses genoux.

- Pourquoi pas ? Acquiesçai-je. Et si on faisait un Kem's ?

Je fis équipe avec Théo et Julien avec Frazer. Nous étions nul, ce qui s'expliquait sûrement par le fait que j'étais incapable de regarder mon coéquipier.

Soudain, le train s'arrêta de façon brutale, nous projetant violemment contre notre siège. J'entendis des hurlements.

- Que se passe-t-il ? hurlai-je.

- Je ne sais pas.

Je regardai au dehors. On était bel et bien arrêté, mais il n'y avait aucun signe de gares. On était nulle part. Ce n'était pas une étape voulue, apparemment.

Le wagon dans lequel nous étions était vide, mais nous entendions encore distinctement des voix étouffés et des hurlements. Quelque chose n'allait pas.

- Ils vont peut-être faire une annonce, proposa Julien.

- En polonais. Dans on ne sait pas combien de temps, répliqua Frazer. Non, il faut aller voir ce qu'il se passe. Je ne le sens pas du tout.

- Frazer, ne bouge pas. Ça peut être dangereux.

Les cris devinrent plus forts, plus soutenus.

- J'ai un mauvais pressentiment. Lucie, planque-toi. Théo, viens avec moi.

Non, voulus-je crier. N'y vas pas. N'essaie pas de me protéger.

Trop tard. Les garçons étaient déjà debout et s'engouffraient à travers la porte qui reliait notre wagon à celui-ci d'à côté.

La porte ne se referma pas assez vite. J'eus le temps de voir ce qu'il se passait de l'autre côté. Mon cœur fit un bond dans ma poitrine.

Un homme armé et cagoulé menaçait et tirait au hasard sur la foule, un pistolet dans la main. Etait-il seul ?

Les garçons n'avaient aucune chance. L'homme se retourna vivement vers eux. Ils ne s'en sortiraient pas.

- Lucie ! cria Julien. Baisse la tête.

Et dans un mouvement brusque, il me poussa contre le siège. Mon dos collé au sien, on attendait. Un autre homme était entré dans le wagon. Il jurait et hurlait en polonais. D'où nous étions, nous ne pouvions pas le distinguer mais à sa voix rude, on savait qu'il n'était pas là pour continuer avec nous notre partie de carte.

Nous étions trop exposés. D'une minute à l'autre, il nous débusquerait et nous tuerait. Comme ça. Simplement. J'allais mourir. Ma respiration devint haletante. Il n'y avait pas d'issue. J'étais en train d'asphyxier

- Lucie, chuchota Julien. Respire. Compte jusqu'à trois dans ta tête, puis recommence. Lucie, tu dois garder ton calme. On doit fuir. On n'a pas le choix. C'est risqué mais on doit tenter de s'évader. Si on reste ici, c'est le suicide assuré. Ecoute moi bien. On a vingt secondes avant qu'il nous trouve. Trois avant qu'il se retourne et nous fusille.

Il risqua un coup d'œil au-dessus de lui et soupira faiblement.

- C'est bien ce que je pensais, il est bourré. Je n'aurais jamais cru dire ça un jour, mais l'alcool va nous sauver. Il a l'esprit confus et avance vaguement. Pour l'instant, il nous tourne le dos. A mon signal, tu vas te lever et courir le plus vite possible jusqu'à la porte qui donne à l'extérieur du train. Elle est sur ta droite.

- Et toi ? Tu vas faire quoi ? m'inquiétai-je.

- Je serai juste derrière toi. Une fois sortie, cours le plus loin et le plus vite que tu peux. Appelle les secours, trouve de l'aide...

- J'ai compris, bégayai-je.

On avait tout misé sur quelques secondes. S'il se retournait trop tôt, il serait trop tard. On ne survivrait jamais. Mes jambes en coton ne me répondaient plus. Mon esprit m'abandonnait. Mon cœur s'arrêtait.

Respire.

Julien leva la main.

- Maintenant. Cours.

Respire.

Je me levai et d'un geste brusque me mit à courir dans l'allée comme je ne m'en pensais même pas capable de le faire. Respirer. Avancer. C'était tout ce qui comptait. Un mètre. Cinquante centimètres. J'y étais presque.

Pas le temps de regarder en arrière. La porte ne s'ouvrait pas. Bien sûr. Ça aurait été trop simple. Je donnai un grand coup de pied dedans. Inutile, elle était plus coriace que moi.

« Tu ne m'auras pas », semblait-elle dire, « tu mourras ici ».

Non.

J'entendis un énorme bruit derrière moi. Un coup de feu. Il avait tiré. Dans quoi ? Je sentais encore tous mes membres, il ne m'avait pas touché. Julien ? Le vide ? Comment savoir ?

J'aperçu une vitre avec un marteau en cas d'urgence, pour briser la porte. Evidemment. Pourquoi n'y avais-je pas pensé plus tôt ? Dans un mouvement très brouillon et paniqué, je brisai la glace, attrapai le marteau et tapai comme une folle contre le battant de la porte. La colère et la peur de mourir avait dû s'avérer efficace, la porte s'ouvrit au bout du deuxième coup, laissant s'engouffrer une bouffée d'air froide à l'intérieur du train.

Sans plus réfléchir, je sautai du train, atterris sur de vieux rails et me mis à courir dans la nuit obscure.

Vivre, c'était tout ce qui importait. Avoir confiance, aussi. Frazer m'avait promis qu'il serait là à mes côtés. Il s'en sortirait, c'était écrit.

Quant à Julien... Pourquoi n'était-il pas à côté de moi, là, en ce moment ? Comment la situation avait-elle pu déraper à ce point ?

90 jours ensembleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant