Quand mes parents et moi allions voir mon grand-père sur son lit d'hôpital, à quelques semaines de la fin, il nous reparlait souvent d'un projet qu'il caressait de longue date et qui, pour une raison ou une autre, avait toujours été repoussé. « Quand tout ça sera fini, quand j'irai mieux, on ira tous ensemble à Salzbourg. Il faut que vous voyiez ça, la maison natale de Mozart, le château, les fontaines, on visitera tout. » Personne n'osait le contredire, car il était évident qu'il avait besoin de s'accrocher à cette idée, et nous avions envie d'y croire, ou plutôt de faire semblant d'y croire, peut-être encore plus que lui.
Il était féru de musique classique, et cette ville représentait pour lui une sorte de haut lieu mythique, un pèlerinage capital qui bien que perpétuellement remis, ne pouvait manquer de se faire un jour. Après l'enterrement, bien sûr, nous nous sommes tous empressés d'oublier cette chimère dont on voyait déjà blanchir les os avant même qu'elle ne fût pleinement formée. Au cours des années suivantes, nous avons fait de nombreux voyages de vacances en famille, toujours ailleurs, et l'ombre de Salzbourg s'est graduellement résorbée sur notre horizon, à force de ne pas y penser.
Ce n'est pas parce que nous ne pensons pas à une chose qu'elle s'abstiendra de nous hanter.
Parfois, depuis, seul, le soir, dans ma chambre ou dans mon salon, je fais le voyage à Salzbourg.
Les premières fois (j'étais encore adolescent), nous y faisions un séjour magnifique. Nous battions le pavé au son du Glockenspiel, la musique coulait à flots par les rues, comme déversée par une corne d'abondance aussi mystérieuse et invisible que les sources légendaires des fleuves de l'Afrique antique. Tout en longeant les bords de la Salzach sur laquelle glissaient les barcarolles, nous y plongions de temps à autre des filets à papillons pour y pêcher, au petit bonheur la chance, une clef de sol, un la dièse ou un si bémol. Gigantesque part de tarte au citron encaissée entre deux pains de sucre, la maison de Mozart nous ouvrait ses portes bariolées, et nous allions y admirer les reliques dont la vue faisait remonter tant d'heureux souvenirs mélodiques aux oreilles de mon grand-père.
Le soir, avant de rentrer à l'hôtel, mes parents et lui savouraient à une terrasse une de ces bières allemandes qui le disputaient parfois, dans son cœur, à son amour de la musique. Le haut château nous recouvrait de son ombre bienveillante, et nous déambulions jour après jour entre les églises et les musées, naviguant à vue, guidés par l'écho des flûtes enchantées qui scandaient le temps de la ville. Le seul détail gênant étant que rien de tout cela n'était vrai.
Ce n'est qu'au bout de la septième ou huitième fois que j'ai remarqué, en me tournant vers mon grand-père pour lui demander des détails sur un tableau du musée d'art, qu'il lui manquait un morceau de joue. Son visage n'avait pas changé, mais il y avait simplement, à la place de sa joue droite, une zone grise, indécise, d'ailleurs pas véritablement grise, plutôt d'une couleur indéfinissable, une absence de couleur – une absence. Il n'avait pas l'air de s'en rendre compte. Mes parents non plus. J'ai décidé de ne rien dire.
Au fil des voyages qui ont suivi, je me suis aperçu que ce vague, ce vide, s'étendait à d'autres régions de mon grand-père : ses cheveux n'avaient plus de teinte précise, ses yeux en changeaient régulièrement, le timbre de sa voix, d'un séjour à l'autre, n'était jamais deux fois le même. J'ai vite compris que je ne l'avais pas réellement perdu le jour de l'enterrement : j'étais en train de le perdre à Salzbourg. Il me devenait difficile d'apprécier le charme de ces vacances en famille dont il avait tant rêvé en le voyant ainsi progressivement perdre ses contours, ses traits distinctifs. Aussi, passé un certain point, j'ai décidé de ne plus faire le voyage à Salzbourg.
Les années ont passé, tandis que je me livrais à des voyages plus tangibles et que, loin derrière moi, un soleil brumeux se couchait sans fin sur cette ville que je ne devais jamais voir. Elle n'exista plus que comme une ritournelle qui tapissait en sourdine le fond de ma pensée, si discrète et familière que, pendant de longues périodes, j'en venais à l'oublier tout à fait.
Une ville que l'on laisse derrière soi finit toujours par tomber en ruines.
Lorsque, plus tard, ayant vieilli, en proie à la nostalgie, j'ai voulu refaire le voyage à Salzbourg, bien des déceptions m'attendaient. Les rues, les terrasses, les musées étaient toujours là, nous faisions les mêmes promenades, les mêmes escales, mais il y avait quelque chose dans la lumière de plus terne, dans la musique de plus décousu. On ne l'entendait plus à toute heure du jour, le Glockenspiel oubliait de sonner certaines heures, et surtout, mon grand-père n'était plus avec nous en permanence. Il prétextait des rendez-vous, s'absentait, quelquefois même sans crier gare, et nous avions alors toutes les peines du monde à le retrouver. De guerre lasse, au bout de quelques heures, mes parents renonçaient, et je m'enfonçais seul dans le dédale des venelles de la vieille ville, jusqu'à très tard dans la nuit.
Je le rencontrais enfin assis à une table, à la lueur blafarde des lampions, en compagnie d'inconnus au visage vague et brouillé comme le sien, et parmi lesquels je peinais à le reconnaître. Il paraissait alors étonné de me voir, ne comprenait pas pourquoi je me mettais dans tous mes états, ne voyait pas à quel hôtel je voulais le ramener. Je le laissais finalement à sa conversation ou à son jeu de cartes, cheminais un peu par les rues dépeuplées, puis, avec un inexprimable pincement au cœur, je quittais Salzbourg.
Naturellement, je ne puis m'empêcher d'y retourner de temps à autre, même si je sais désormais que je ne trouverai rien là-bas qui ne me fuie et ne me glisse entre les doigts. Il y fait toujours nuit, à présent, quand je m'y rends. Les passants descendent les avenues d'un pas lent et empesé, et les halos des réverbères dérivent sous les toits comme entre deux eaux. Je ne parcours plus le labyrinthe des rues à pied : je plane sur elles et sur la Salzach comme un foehn tombé des montagnes, je traverse les murs ensommeillés et soulève les toitures tel Asmodée pour voir ce qu'elles cachent, mais je ne trouve plus mon grand-père, ni mes parents. Je crois parfois les apercevoir sous un porche ou accoudés sur un parapet, mais rapidement l'illusion s'évapore, et je me répands en vain à travers toute la ville dont les habitants, figés dans leur torpeur, semblent rêver debout. Au-dessus d'eux, surplombant tout, le colossal château de sel, phosphorescent dans le ciel nocturne, défie de sa blancheur spectrale les luminaires du firmament.
Je n'irai jamais à Salzbourg. Trop de fantômes m'y attendent. Pour moi, aujourd'hui, comme pour mon grand-père en son temps, elle est devenue une fiction, une ville sous globe, une destination perpétuelle que je ne dois jamais atteindre, sous peine d'y devenir fantôme à mon tour. Le voyage à Salzbourg sera pour moi toujours à venir, et par avance, toujours voyage à reculons. Il y a un danger bien connu de ceux qui tentent trop souvent ce genre de voyage : on finit par se changer en statue de sel, en simple bloc dans les murs du château.
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Châteaux en Espagne
Short StoryUne série d'histoires sur des lieux étranges, mystérieux, mythiques ou légendaires, qui n'existent parfois que dans l'imagination de l'auteur.