L'AUTOROUTE INVISIBLE (partie 8)

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Bardé de torches accrochées sur ses bras et son casque, il descendit au ralenti vers le lieu où l'Autoroute s'estompait. Il plana quelques secondes sur l'espace brouillé où le marquage s'interrompait : juste au-dessous de lui la piste de sable coloré éclatait soudain en une étoile irrégulière jusqu'à se dissoudre sur ses franges, tandis qu'une douzaine de balises encore attachées à leurs ancrages, oubliées en vrac dans un moment de panique, flottaient entre deux eaux sans espoir de pouvoir remonter un jour à la surface. De vagues traces de pneus se perdaient dans la pénombre à sa gauche, et un instant il frissonna face à l'épaisse noirceur presque pâteuse qui menaçait de l'étouffer. Si l'Autoroute allait par-là, fallait-il encore la suivre ?

Comme il eût été commode de rebrousser chemin et de remonter tranquillement sur le bateau, comme si de rien n'était, comme si l'Autoroute n'avait jamais existé. Et pourtant, après tout ce travail... non, il devait faire tout ce qui était en son pouvoir pour relancer les travaux, il le devait à ses ouvriers, il le devait au monde. Dans l'obscurité qui l'enveloppait, un petit coin de Sahara brûlant de soleil lui apparut, et il revit passer les touaregs, l'un derrière l'autre sur leurs montures, terrifiés. Combien d'autres bifurcations encore ? Qui pouvait savoir? Il devait faire quelque chose.

Phil se mit à inspecter les lieux, en prenant soin de ne pas se laisser flotter par-dessus les balises, ni au-devant de l'Autoroute, dans la zone non balisée. Selon le tracé établi, elle devait continuer en ligne droite pendant au moins deux cents mètres encore. Phil longea subrepticement la ligne imaginaire du prolongement de l'Autoroute, éclairant quelques secondes de ses multiples lampes les cinq ou six mètres qui s'avançaient devant lui, et laissant derrière lui se refermer une noirceur sans mélange. Lesté de ses semelles de plomb, il marchait au ralenti, avec une certaine mélancolie, comme marchent les âmes perdues des capitaines dans les épaves de leurs anciens navires au fond des mers.

Il marcha quelques minutes dans un calme absolu, sans voir la moindre trace de vie, ni même de mouvement alentour. Puis, imperceptiblement, une légère ondulation balaya les eaux dormantes. Phil ne s'en rendit tout d'abord pas compte, et ce n'est qu'avec le troisième ou le quatrième frisson des eaux qu'il s'aperçut du changement. Peu à peu, autour de lui, presque en cachette, les ténèbres s'agitaient d'infimes soubresauts, comme la nuit s'illumine progressivement d'étoiles dans ses premières heures. Phil sentit que les vagues provenaient de l'obscurité devant lui, comme si cette même obscurité lui opposait une résistance. Il poursuivit son avancée dans les eaux étroites jusqu'à sentir un dénivelé : le fond semblait subitement s'incliner et former une pente assez risquée. Comme il posait le pied sur la descente, Phil fut pris d'une inquiétude: et si les plongeurs avaient dit vrai? Si ce calme trompeur ne visait qu'à le perdre par surprise dans un de ces tourbillons dont ils avaient parlé?

Trop tard pour rebrousser chemin : déjà, les semelles de plomb glissaient le long de la pente descendante, et s'enfonçaient dans le sable devenu fangeux à mesure que Phil essayait de se dégager. Plus il avançait, plus les remous se faisaient sentir : pris de panique, il leva toutes ses torches devant lui pour voir arriver son ennemi. Sans doute s'attendait-il à une tornade ou à quelque chose de ce genre, mais l'ennemi était invisible : il ne vit rien venir.

Les eaux cessèrent subitement de remuer et il parvint à se stabiliser sur la pente. Il se retourna et commença à remonter. A la minute suivante, quelque chose comme un gigantesque poing s'empara de lui et le projeta en arrière, à plusieurs mètres de haut : il s'était fait prendre ! Ballotté comme un pantin dans le noir, ses lampes s'éteignant une à une sous les coups de l'eau bouillonnante qui le frappait par paquets, Phil pria pour ne pas être projeté sur une paroi ou, pire encore, sur l'Autoroute. Le fond de la mer était soudain pris d'une agitation aussi puissante qu'invisible : le tourbillon qui avait capturé Phil le secoua violemment pendant quelques minutes, menaçant de lui arracher du dos ses bouteilles d'oxygène, avant de le laisser retomber mollement, en météore presque éteinte, sur le sol sablonneux.

Les jambes en coton, Phil se releva : c'était le noir absolu. Impossible de savoir où il était. Sous ses pieds, la pente avait disparu : le fond était de nouveau régulier. Mais était-il revenu du côté de l'Autoroute balisée? Ou avait-il été projeté cent mètres plus loin? N'était-il pas en plein milieu du passage? Et s'il bougeait, ne risquait-il pas alors de se retrouver sur le passage des véhicules invisibles? Les recherches qu'il était venu faire semblaient maintenant fort compromises. La seule solution, pour le moment, était de remonter, en espérant que le bateau serait encore visible à la surface. Et si le tourbillon l'avait emporté trop loin? S'il ne retrouvait plus le bateau une fois remonté ? Il se dit qu'il avait eu de la chance de ne pas avoir fini sur une paroi rocheuse, comme son plongeur précédemment, et il se mit à dénouer les lacets de ses semelles de plomb pour commencer son ascension.

Comme il détachait la première semelle, une nouvelle ondulation se fit sentir et, l'instant d'après, Phil tournoyait de nouveau dans les eaux obscures, à huit ou dix mètres au-dessus du fond, pris dans un nouveau tourbillon implacable, et il s'imagina avec effroi toute une forêt mouvante de tourbillons invisibles balayant le fond de l'océan autour de lui, à des kilomètres à la ronde. Il avait vécu bien des aventures (car après tout, n'était-il pas Phil Alexanders ?), mais cette fois, il semblait bien qu'il n'en sortirait pas. Il se laissa balancer à l'aveuglette au fond de l'abîme, de plus en plus loin de l'Autoroute, pensait-il, et de plus en plus loin du bateau, vers sa propre fin qui arrivait à grands pas. À un moment donné, il se sentit retomber vaguement, comme si le tourbillon l'avait finalement lâché, mais il fut aussitôt repris par un autre tourbillon qui l'entraîna de nouveau dans des profondeurs remuantes et inconnues. Il fut ainsi jeté de tourbillon en tourbillon, tel un misérable mortel que des titans se passeraient de main en main, s'efforçant de rester conscient, jusqu'à ce qu'un lourd poing d'eau trouble s'abattît sur sa nuque. Phil sombra dans un profond sommeil.

À son réveil, il avait encore l'impression de flotter. Tout était vert, vert bocal, et il voyait encore flotter de petites étincelles ou de petits oursins blanchâtres devant les murs et sous le plafond. Quand l'infirmière entra, elle avertit le médecin de son réveil et celui-ci vint examiner Phil. Il lui expliqua qu'il avait dormi près de trois jours, suite à diverses blessures subies pendant sa plongée, et que les ouvriers de la station, inquiets de le voir partir seul en mer à la tombée de la nuit, avaient prévenu les garde-côtes qui étaient venus le secourir juste à temps. Comment avaient-ils pu le retrouver dans le noir? Le médecin répondit que les garde-côtes l'avaient retrouvé flottant en surface, à une trentaine de mètres de son bateau. Une chance que sa deuxième semelle de plomb eût été arrachée par les tourbillons, sinon il ne serait sans doute pas remonté. Ses blessures étaient relativement bénignes: encore trois ou quatre jours d'observation et, si tout allait bien, il ressortirait.

Une fois sorti de l'hôpital, Phil disparut. Le travail sur le chantier Nord fut interrompu, la station démantelée, l'Autoroute Invisible fut abandonnée en l'état. Bientôt, dans les Landes et les montagnes, les barrières et les balises qui la démarquaient furent recouvertes d'herbes, de mousses et de lichens. Elle sombra dans l'oubli, et avec elle le nom de Phil qui, presque entièrement ruiné, ne vécut bientôt plus que dans le souvenir de ses créanciers. Probablement écrasé de honte et de regret, il se mit à voyager incognito de par le monde (ou du moins le pense-t-on) sans revenir en ses multiples domiciles. On ne put le retrouver. Il disparut si bien de la surface de la Terre que certains aujourd'hui pensent qu'il n'est jamais remonté du gouffre aux tourbillons. Il voyagea et se perdit parmi la foule des hommes, vivant probablement d'autres aventures (car après tout, n'était-il pas encore Phil Alexanders ?) dont nul n'a encore entendu parler.

C'est ainsi que Phil Alexanders dilapida sa fortune et s'effaça de l'Histoire visible des hommes. Nul ne sait vraiment ce qu'il est advenu de lui après le désastre de l'Autoroute Invisible, mais une chose est sûre : c'est que pendant longtemps, bien longtemps encore après cette sombre affaire, il repensa aux touaregs terrifiés à la lisière du désert.

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