L'ALLÉE DES ROIS (partie 6)

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Quand il rouvrit les yeux, il faisait nuit. La lune inondait à nouveau toute l'Allée de sa lueur de nacre, mais au prince, ce soir, elle n'apportait nul réconfort. La joue droite appuyée contre la terre, il était simplement heureux de mourir sous la lune qui était plus compréhensive, et non sous les feux du soleil qui l'avait poursuivi toute la journée. Dans la demi-clarté blanchâtre ses yeux fatigués ne distinguaient plus que de vagues formes : les rochers autour de lui semblaient maintenant se pencher sur lui comme par pitié ou curiosité, et les rebords ombrageux des parois gravaient dans la roche bleue de sombres visages géants qui paraissaient attendre quelque chose.

La terre et les falaises vacillaient, tournaient doucement autour du prince qui se sentait basculer dans son dernier sommeil, et l'espace d'un instant il s'imagina mort au milieu de l'Allée déserte, là où aucun homme, jamais, ne viendrait le chercher, et où le soleil brûlant passerait des journées entières à dessécher ses os. Ses yeux retombèrent sur le sol devant lui, où se trouvait, à portée de sa main, un étrange fruit. Malgré sa grande faiblesse, il étendit le bras et le saisit: le fruit était petit, râpeux et sec, un peu comme une datte. Délirait-il ? C'était le premier fruit qu'il trouvait dans cette Allée de malheur. Sans réel espoir, il le porta à sa bouche : le fruit était cassant, poudreux, et ressemblait à ces biscuits secs que lui préparait le cuisinier du palais, quand il était enfant. Il n'avait pas vraiment de goût spécial, ou peut-être le prince était-il trop épuisé et affaibli pour ressentir encore le goût des choses. Mais en tout cas le fruit était comestible. Retrouvant espoir, le prince rampa dans la poussière pour trouver d'autres fruits du même genre, et il en trouva un deuxième, un troisième, puis toute une récolte. Et tandis qu'il mangeait et reprenait des forces, il se demanda d'où venaient ces fruits merveilleux qui lui étaient restés invisibles jusqu'à présent.

En levant un à la lumière de la lune, il s'aperçut qu'il ne s'agissait pas de fruits, mais de ces petites pierres couleur de soufre qui parsemaient son chemin depuis le début de son voyage ! Des pierres qui se mangent ? Le prince se dit qu'il était en train de rêver. Et s'il existe des pierres qui se mangent, pensait-il, dans ce rêve... alors oui, pourquoi pas ? Se dressant sur ses genoux, il se mit à fouiller avidement la terre sèche, écartant les pierres rouges car il n'avait plus faim, mais il avait soif, terriblement soif... Dans la poussière il empoigna un de ces galets grisâtres et polis qu'il avait également trouvés sur son chemin depuis son départ: à la lueur de la lune il reluisait d'un éclat sombre et glissant, presque humide. Le prince se traîna jusqu'à un piton rocheux au milieu de l'Allée, sur lequel il fracassa le galet de toutes ses forces. Et sur le sol, entre les deux morceaux du galet fendu, il vit s'écouler un liquide noir et luisant...

Quand il s'éveilla le matin suivant, Adil Jahid se demanda s'il n'avait pas tout simplement rêvé. Le soleil avait déjà commencé sa course dans le ciel, et il se sentait mieux, mais avait-il réellement mangé des pierres ? Avait-il vraiment bu le fluide noir qui se trouvait au cœur des galets, ou tout cela n'était-il que le fruit de son délire ? En tout cas la soif avait disparu, et il se sentait de nouveau fort et vaillant. Il se releva et, alors qu'il reprenait sa marche, quelque chose en lui rendit grâce à l'Allée, car elle avait attendu de le voir à bout de forces pour lui révéler ses merveilles cachées, et au moment même où il allait se laisser mourir, en rêve ou en réalité, elle lui avait redonné espoir et vie. La chaleur montait à nouveau entre les falaises, mais aujourd'hui Adil Jahid était plus confiant, plus serein: après tout, il n'avait pas encore retrouvé les restes des anciens rois. S'ils étaient morts dans l'Allée il aurait déjà trouvé leurs corps : puisqu'il n'avait encore rien vu, c'est qu'ils avaient dû, eux aussi, découvrir le secret des pierres de l'Allée, et survivre pour aller plus loin. Il n'était encore sûr de rien, mais il sentait au fond de lui-même que l'Allée le menait quelque part, avait une révélation à lui faire, et qu'elle finirait par le faire s'il s'en montrait digne.

Vers le milieu du jour, alors que le soleil arrivait à son zénith, il eut l'impression que l'Allée devenait plus étroite, mais peut-être était-ce dû à l'absence d'ombre. Il eut bientôt soif à nouveau, mais n'osa pas se baisser pour ramasser un galet : sans doute n'était-ce qu'un rêve absurde, mieux valait continuer sa route sans se laisser distraire. À la fin de l'après-midi, pourtant, il n'y avait plus de doute: l'Allée rétrécissait. L'écart entre les falaises s'était réduit de moitié: le chemin qu'il suivait, large comme quatre rues de la ville au départ, semblait à présent beaucoup plus étroit, comme si les parois de chaque côté s'étaient rapprochées. Adil Jahid poursuivit sa route en observant avec attention ce nouveau phénomène : dans la pénombre grandissante, à l'approche de la nuit, le resserrement des parois devint de plus en plus visible, si bien qu'aux dernières lueurs du jour, l'Allée n'était plus qu'un étroit goulot dans lequel il n'y avait plus de place que pour le passage d'un seul homme. Le prince se glissa entre les roches dans la nuit tombante: la voie devait s'élargir à nouveau plus loin, les anciens rois avaient dû réussir à passer, et il y parviendrait aussi.

L'obscurité fut bientôt complète : entre les hautes parois qui se resserraient sans cesse, la lueur de la lune ne descendait plus, et le prince levant les yeux ne pouvait apercevoir qu'une mince bande de ciel nocturne entre les falaises, comme un infime ruisseau d'étoiles qui le suivait et observait ses mouvements. Plusieurs fois, dans le noir, à demi étouffé entre les murs de pierre, il brisa sur un rebord un de ces galets merveilleux qu'il croyait avoir rêvés, et en but le contenu pour reprendre des forces. Mais tandis que la nuit s'épaississait et que les parois de pierre se refermaient sur lui, il sentit la fatigue le gagner : pas ici, pas maintenant, se disait-il, car il craignait, s'il s'endormait entre les parois, d'être broyé par elles pendant son sommeil. Et malgré ses efforts pour garder les yeux ouverts dans les ténèbres et avancer encore, quelque part au fond de son cœur, les lumières du palais s'éteignaient une à une.

On dit que les montagnes s'écroulent sur ceux qui vont trop loin.

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