En venant s'asseoir parmi les autres hommes, car un siège vide l'attendait, Adil Jahid sut qu'ils étaient les anciens rois, bien qu'ils fussent tous en haillons. Et au lieu de s'asseoir avec eux il s'agenouilla, car il avait enfreint la loi, et s'était aventuré dans l'Allée alors qu'il n'en avait pas le droit. Mais les rois souriaient : sa faute n'était pas si grave, disaient-ils. Plein d'humilité devant ses ancêtres, le prince implora leur pardon, mais le roi Bachir disait qu'il n'y avait rien à pardonner : ils avaient tous commis des erreurs, en leur temps.
Adil Jahid leur dit qu'il les avait crus morts et les avait pleurés dans la vallée aux squelettes, car il avait alors cru être arrivé au bout de l'Allée. Le roi Hamid disait que ces squelettes étaient ceux de mercenaires, qui s'étaient risqués dans les régions dangereuses de l'Allée par goût du métal, et qu'ils avaient mérité leur sort. Il fut invité de nouveau à prendre place parmi eux sur son siège, mais quelque chose en tout ceci troublait encore Adil Jahid.
Il leur demanda quel était le secret de cet endroit, et le roi Bassim levait la main, et lui expliquait qu'en cet endroit le soleil ne se couchait jamais. Ou plutôt, il se couchait toujours, sans jamais disparaître vraiment, dans un éternel crépuscule qui répandait entre le ciel et le sable la douce chaleur des soirs d'été. Il en serait toujours ainsi, et tout ce qu'ils avaient à faire était de contempler l'océan et son soleil de rubis, en se racontant leurs aventures, en se remémorant les jours heureux, et en riant de leurs erreurs passées.
Et la ville ? Et le palais ? demandait le prince, qu'adviendrait-il d'eux ? Quelque part, répondait Bassim, leur peuple faisait son marché de par les rues, et leurs soldats campaient dans le désert, les croyant morts depuis des siècles. Quelque part les lumières du palais s'éteignaient une à une, mais tout cela n'était plus qu'un rêve à présent, et le prince ne devait plus s'en soucier. Car le poids et les tourments de la couronne n'appartenaient qu'à ce monde lointain, à l'autre extrémité de l'Allée, et ici sur la plage il n'y avait point de couronne, point de trône, point de manteaux ni de bijoux. Il n'y avait que de simples sièges, égaux et confortables, et non plus de rois et de sujets, mais un simple groupe d'amis. C'était pour cette raison qu'ils n'étaient jamais rentrés.
Toutes ces paroles parvenaient aux oreilles du prince comme celles d'un rêve, et lorsqu'il parlait aux anciens rois, sa propre voix lui semblait celle d'un autre. Ainsi, disait Bassim, ils n'avaient plus besoin de retourner au royaume, car tout ce qui leur avait manqué à l'heure où ils étaient rois, l'amitié, la quiétude, le rire, le sommeil, toutes ces choses se trouvaient ici, sur cette plage. Adil Jahid pouvait maintenant s'asseoir avec eux, et contempler le soleil couchant : ensemble, ils seraient heureux, et attendraient le prochain roi.
Et le prince voulut s'asseoir près de son père, mais une chose le retenait encore: qu'était-il arrivé aux mercenaires ? Qui les avait massacrés ainsi ? Le roi Riad disait qu'ils avaient été imprudents de défier les montagnes, mais tous voyaient bien qu'Adil Jahid n'était pas convaincu. C'est vers le plus ancien et le plus sage des rois, Amine Ier, que les autres rois regardaient alors.
Amine le Sage disait que pour préserver la paix de leur plage, ils ne devaient jamais y laisser pénétrer les mauvais rêves du royaume, et que par conséquent ils avaient dû faire certains sacrifices. C'était pour cela qu'ils avaient fabriqué les cerfs-volants qui ressemblaient à des oiseaux géants, et qu'ils avaient placé une corne en haut de la montagne qui rendait leur voix terrible, et épouvantait les intrus. C'était pour cela qu'ils avaient écrasé les mercenaires sous les gravats, et qu'ils leur avaient passé aux doigts leurs bijoux, et mis leurs manteaux sur le dos : afin que tout le monde les crût morts, et que nul ne cherchât à les retrouver.
Le prince dit alors que quelqu'un avait tenté de le tuer ainsi, et il voulut savoir qui. Araslane protestait déjà qu'il ne savait pas que son fils était dans l'Allée au moment de la catastrophe, mais sur un regard du très ancien roi le silence revint. C'était lui, Amine, qui se chargeait de ces tristes tâches pour tous les autres. Et dans son vieux cœur il n'avait pas voulu tuer le prince, mais il le devait, car leur secret devait être protégé. Il était heureux de voir que le prince avait survécu, et était venu les rejoindre, car maintenant il pourrait prendre place parmi eux, et leur conter ses aventures en regardant le soleil couchant, et oublier les tourments de son ancienne vie. Il n'avait qu'à s'asseoir parmi eux, car sa place l'attendait, et ensemble ils seraient heureux pour l'éternité.
Adil Jahid regarda son père, et le siège vide à côté de lui, qui l'attendait. Jamais encore il n'avait été confronté à un choix aussi formidable : du royaume ou de cette plage, il ne savait quel rêve était le plus réel. Prendrait-il place parmi eux, partagerait-il leur secret, ou s'en retournerait-il dans son peuple pour mettre un terme à la légende ? Et tandis que les anciens rois lui jetaient des regards presque inquiets, en son cœur il sourit secrètement : enfin, pour la première fois de son existence, il allait savoir de quel métal il était fait.
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Châteaux en Espagne
Short StoryUne série d'histoires sur des lieux étranges, mystérieux, mythiques ou légendaires, qui n'existent parfois que dans l'imagination de l'auteur.