LE MUSÉE CREUX (notule tirée des carnets de Phil Alexanders)

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Quelque part vers la fin du vingtième siècle, est apparu un musée insolite, sans véritable nom, que l'on surnomma vite le Musée du Vide, le Musée des Pièces Vides, ou le Musée Creux. Ce musée n'était pas l'idée d'une personne, mais d'un collectif anonyme aux buts vagues et incertains, qui ne s'est jamais clairement défini. On dit qu' Asmodée Primeur, millionnaire aux excentricités notoires, aurait contribué à sa fondation, ce qui lui ressemblerait bien, mais à vrai dire, rien n'est moins sûr, puisqu'il n'a jamais avoué, ni démenti, son appartenance à ce groupe. Aucun nom ne s'est jamais réellement associé de manière permanente à ce fameux collectif, qui est demeuré une espèce de nébuleuse fluctuante, de sorte qu'il est aujourd'hui difficile de mesurer les responsabilités de ses membres, et de remonter aux origines véritables du Musée. Ce collectif ne pouvait de toute façon, par définition, pas être très solidaire. On pourrait donc presque dire que le Musée s'est inventé tout seul, fruit de son époque et de ses contemporains, comme sa conséquence logique, en quelque sorte.

Il s'est creusé un espace propre au cœur de la ville, comme un champignon, un parasite, une excroissance superflue. Apparu au milieu du paysage urbain comme un trou noir au milieu des astres d'une galaxie. Et, étrangement, il semble qu'on lui fasse de la place, les quartiers environnants sont désertés, on abat les vieilles bâtisses qui l'entourent... à ce jour, en effet, on parle encore d'agrandissements, de travaux d'aménagement, d'ouvrir de nouvelles ailes, de nouveaux départements, quitte à faire disparaître un ou deux lotissements alentour. Personne ne se souvient au juste de ce qu'il y avait auparavant en lieu et place du Musée, peut-être une église en ruine, ou un hangar désaffecté, ou une ancienne gare inusitée. Toujours est-il qu'aujourd'hui, le Musée Creux s'impose dans le décor, s'érige devant les badauds qui lèvent les yeux vers lui comme s'il avait de tout temps été là. La ville semble s'entortiller autour de lui en une kyrielle de ruelles compliquées, comme autrefois les villages se construisaient plus ou moins en colimaçon autour de l'église ou de la cathédrale. Impossible de la traverser sans passer au moins une ou deux fois devant le Musée. Il en est même devenu l'une des principales attractions.

Il n'est, dans son apparence, pas vraiment conforme à l'idée que l'on se fait d'un musée. L'architecture atypique du Musée en fait moins une catégorie de bâtiment précise qu'un carrefour, un croisement entre plusieurs types de constructions. S'il fallait le définir, on le situerait quelque part à la rencontre d'une ancienne église romane un peu gonflée et d'un stade, d'un cirque sombre plutôt, avec pour couronner le tout un dôme d'une couleur fade et indistincte, plutôt comme un casque ou un couvercle, le genre de coupole que l'on trouve au sommet des grandes mosquées ou de certaines basiliques, mais que l'on aurait transplanté sur le toit d'une usine de matières plastiques ou d'une station thermale.

Bref, le Musée est un curieux hybride, dont on n'a jamais pu identifier clairement l'architecte. Il semblerait que plusieurs se soient succédé, avec des visions contrastées, voire contradictoires, si bien que la spécificité marquante dans l'allure générale du Musée, c'est qu'il n'en a aucune. Par certaines façades, il apparaît avec évidence comme un bâtiment important, et pourtant, si l'on s'y rend par certaines rues détournées, on ne se rend pas très bien compte du lieu où cessent la rue et le pâté de maisons, et de celui où commence le Musée. En plusieurs endroits, il se fond dans la ville de manière discrète, un peu sournoise même, ses dernières extensions se ramifiant en toutes petites maisonnettes que l'on a du mal à distinguer des maisons résidentielles qui l'entourent. De par son architecture vagabonde, un peu éparpillée, le Musée paraît ainsi beaucoup moins grand qu'il ne l'est en réalité.

Ce que recèle le Musée ? Comme son nom, ou plutôt ses noms, l'indiquent, le Vide, sous toutes ses formes (ou, pour être exact, dans toutes ses absences de forme). Comment s'y rendre ? A pied, à cheval, en voiture ou en carrosse, tous les chemins y mènent. Ses horaires d'ouverture ? Ils sont bien commodes : en effet, le Musée Creux est ouvert en permanence, toute la journée et toute la nuit. Il n'y a pas même de guichet d'accueil ni de ticket d'entrée à payer, puisque le Musée ne contient pour ainsi dire rien. Il peut se permettre ces excentricités, puisqu'il n'y a de toute façon rien à y voler; la plupart du temps il n'y a même pas de gardien, ni de personnel d'entretien : le Musée se suffit à lui-même, il n'a besoin ni d'officiers, ni de prêtres, ni de représentants. De temps à autre, on vient tout de même y faire le ménage, car certains petits iconoclastes n'ont aucun respect pour le Vide, et le salissent de leurs détritus, jetant dans les différentes pièces du Musée des objets insolites ou inutiles. Certains distraits y ont même perdu leur portefeuille, ou leur mouchoir. Naturellement, le Musée ne les leur a pas rendus.

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