L'AUTOROUTE INVISIBLE (partie 4)

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Les choses se compliquèrent en effet lorsque, par un brumeux matin d'été, un éclaireur dérapa au bord de la crevasse et roula jusqu'au fond où il fut promptement pulvérisé. L'émotion fut vive, et les menaces sur l'entreprise des Alexandriens lourdes ; il y eut enquête ; Phil Alexanders lui-même dut se justifier ; on parla de fermer définitivement le chantier (ou de « l'interrompre », corrigea Phil).

Ce fut comme l'éclatement inévitable d'un orage longtemps annoncé. Car les suspicions sur le projet de Phil Alexanders allaient bon train depuis quelques semaines : sa persistance monomaniaque nuisait à l'environnement et au tourisme (même si le chantier attirait de nombreux curieux, que les habitants de la région considéraient comme un « tourisme malsain »), le travail dans la carrière risquait de faire d'autres victimes, et en outre les journaux, qui s'étaient un temps désintéressés de cette histoire insolite, revenaient à la charge avec un nouveau filon – la question de l'authenticité des efforts de Phil. Si l'on avait cru dans les premiers jours à un vaste canular, les articles à répétition et surtout les quelque quarante kilomètres de chantier balisé (sans compter les sommes colossales investies par Phil Alexanders lui-même dans l'entreprise) avaient fini par conférer au travail sur l'Autoroute Invisible une sorte de légitimité, une allure de sérieux indéniable, à défaut d'utilité publique. On y croyait en général.

Le premier accident, quelques semaines plus tôt, n'avait guère eu de répercussions, mais avec cet éclaireur mort (et réduit en pièces), l'affaire prenait une toute autre envergure : si la blague allait aussi loin, le mauvais goût en devenait impardonnable. En d'autres termes, on se remit à douter de la réalité de l'Autoroute : après tout, en dehors des obscurs calculs de M. Alexanders, qu'est-ce qui prouvait que cette soi-disant Autoroute suivait bel et bien le chemin balisé par les ouvriers ? Aucun savant de renom n'ayant accepté de se pencher sur le phénomène, Phil portait sur ses épaules l'entière responsabilité de l'Autoroute Invisible ; il n'était, en fin de compte, confirmé par personne. De là à supposer qu'il pouvait tromper son monde, inventer le parcours de son Autoroute, qu'il était seul à voir (et encore), jour après jour, il n'y avait qu'un pas, que bon nombre de journalistes franchirent allégrement. « Fumisterie à rallonge », « Invisible mais vrai ! », « Un vide qui commence à peser », « La mort au tournant (invisible) », « Pierre qui roule... » : autant de gros titres qui semaient le doute sur l'honnêteté des tentatives de Phil Alexanders et le mettaient en cause dans l'accident du malheureux éclaireur. A ceux qui l'accusaient d' « inventer son Autoroute », Phil répondit lors du procès que la mort de son regretté collaborateur (qu'à vrai dire il connaissait à peine) indiquait suffisamment la réalité de l'Autoroute et qu'il ne pouvait s'agir d'une fiction – une fiction ne ferait pas tant de dégâts. A quoi le procureur rétorqua que si une « fiction » quelconque produisait de tels dégâts, elle se muait inévitablement en crime.

Au cours du procès les choses se brouillèrent encore un peu plus : l'enquête révéla bientôt que l'éclaireur mort, sur lequel on avait découvert de faux papiers, n'était sans doute pas un véritable éclaireur. Phil ne cria pas à l'imposture, sachant bien que dans sa propre condition, il n'aurait pas une ombre de crédibilité. Toutefois, l'identité de l'éclaireur mort posait problème : s'agissait-il, encore une fois, d'un journaliste déguisé, qui aurait enfreint les règles de sécurité du chantier pour tenter d'obtenir des clichés compromettants ? On n'avait pas retrouvé d'appareil photo sur le corps (mais peut-être quelqu'un l'avait-il fait disparaître). Ou s'agissait-il seulement d'un curieux qui, travesti en ouvrier, avait voulu voir le chantier de plus près ? Le nom inscrit sur le contrat de travail fourni par Phil ne correspondait pas à celui que les autorités avaient relevé sur la carte d'identité, et c'était encore sous un nom différent que les autres ouvriers connaissaient le fameux éclaireur, dont le rôle était essentiellement d'inspecter chaque jour les parois de la carrière pour s'assurer qu'elle était bien sécurisée, et de repérer les endroits où placer les prochaines charges d'explosif. Les autres éclaireurs (il y en avait quatre ou cinq) ne purent apporter d'autres renseignements à son sujet, aussi la question centrale dans le procès intenté aux Alexandriens se déplaçait-elle subrepticement : au bout de quelques semaines il ne s'agissait plus de savoir qui était responsable de cette mort, mais plutôt de découvrir qui était le mort en question, et ce qu'il faisait sur le chantier. Ni éclaireur, ni journaliste, qu'était-il donc ? Espion ? Faussaire ? Imposteur ? Et dans quel but ? Comptait-il mettre en place un canular élaboré ? Plus élaboré que celui de Phil Alexanders ? Que cherchait-il à faire au bord de la crevasse au moment où il avait glissé ? Etait-il seul au moment où il avait glissé ? Autant dire que le procès n'était pas près d'être clos.

Laissant se poursuivre la controverse, Phil trouva le moyen de redémarrer les travaux, et l'excavation de l'Autoroute reprit. Les conditions de sécurité dûment renforcées, les équipes de baliseurs frayèrent un passage à travers la montagne sur plus de huit kilomètres, à grands renforts d'explosifs et de machineries compliquées. A l'intérieur des montagnes, les virages se multipliaient, le tracé de l'Autoroute semblait même s'infléchir : elle devenait sinueuse, tortueuse, et serpentait entre les falaises artificielles comme une rivière capricieuse hante le fond d'une gorge.

Rendre visible l'Autoroute n'était pas bien difficile, et ce n'était d'ailleurs pas ce qui intéressait Phil : ce qu'il cherchait vraiment à faire (et cela, même ses baliseurs ne le concevaient pas clairement), c'était à la rendre fidèlement, à respecter à la lettre son parcours, à révéler non seulement sa forme, mais son itinéraire véritable et peut-être finalement, après tout, pourquoi pas, le but de sa course. Nul ne savait s'il y parviendrait, ni même s'il s'y appliquait sincèrement, mais l'affaire suscitait toujours plus d'intérêt : dans les montagnes autrefois inhabitées poussaient maintenant, comme des champignons, des tentes, des campements d'observateurs curieux, et même de petits hôtels de fortune montés à la sauvette. Le « tourisme malsain » que redoutaient tant les habitants des Landes prenait de l'ampleur : chaque jour, de nouveaux spectateurs venaient grossir les rangs du public qui se pressait sur les rebords du ravin, tant et si bien que Phil dut engager une poignée de nouveaux ouvriers pour monter des barrages aux abords de la carrière, et empêcher ces gens d'arriver trop près. Tout au plus pouvait-on, de loin, armé de jumelles, repérer les infimes taches rouges qui se suivaient presque en ligne droite au fond du gouffre.

Alors que le travail dans les montagnes (qu'un magazine malintentionné avait récemment qualifié de « Mine de rien ») avançait sous une pression insoutenable, Phil fut appelé un soir à se rendre de l'autre côté du chantier, zone qu'il avait un peu délaissée ces dernières semaines : l'Autoroute venait d'atteindre la mer. Phil remonta en voiture les soixante-treize kilomètres qui le séparaient du chantier Nord, sans vraiment savoir ce qu'il allait dire à ses baliseurs une fois sur place. L'Autoroute se poursuivait sans doute sous l'eau, d'accord, et après ? Une fois là-dessous, elle ne serait plus dangereuse pour personne. Inutile de continuer les travaux de ce côté, en un sens. Mais par ailleurs, qui pouvait dire si elle se contenterait de rester au niveau du fond ? Et s'il y avait un dénivelé entre la mer et l'Autoroute ? Ou s'il y avait des ponts, des remontées subites ? Ou si les véhicules invisibles roulaient sur l'eau, comme ils traversaient la pierre ? Il y avait là des risques à ne pas négliger. Et puis, en fin de compte, il était le seul responsable. S'il abandonnait les travaux, qui les reprendrait ? Qui ferait en sorte que l'Autoroute ne fasse plus de victimes ? Il savait déjà qu'il ne pouvait plus reculer, que même si l'Autoroute s'enfonçait à huit mille mètres sous la mer, il devrait la suivre, coûte que coûte.

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