LA CONQUE (partie 5)

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Les clients passaient et repassaient, achetant un tabouret par-ci, un chandelier par-là, mais la Conque ne partait pas. Quignon se trouva embarrassé. Elle lui resta sur les bras plusieurs années, il n'arrivait pas à convaincre ses clients de la prendre, et au bout d'un moment elle devint un véritable problème : en effet, la Conque n'était pas petite, elle prenait de la place, et il aurait pu entreposer à sa place une trentaine d'autres objets qui, eux, se seraient vendus sans discuter. Quignon s'assit un soir devant la Conque, après avoir fermé boutique, et se demanda ce qu'il allait en faire. Il serait difficile de la revendre à un quelconque gandin, et la chose semblait même fort improbable. Quignon se leva et fit plusieurs fois le tour de la Conque en se grattant les cheveux. Il scruta chaque bosse, chaque recoin, chaque irrégularité de la coque extérieure qui, dans l'ombre nocturne de la boutique, paraissait d'un gris verdâtre plus ou moins morne. Il en conclut que le seul moyen de vendre un jour la Conque était de la rendre plus attrayante.

Quignon s'affaira donc à modifier l'aspect extérieur de la Conque. Il se rendit chez Pollin (le droguiste) et acheta tout un matériel de peinture. Puis il se mit à peindre la Conque aux couleurs de l'arc-en-ciel, tous les soirs pendant deux ou trois heures, après la fermeture. Il peignait en amateur, voire en débutant, mais avec conviction.

On pouvait dire qu'il s'appliquait diablement, le vieux Quignon : il y passait souvent plusieurs heures par jour, fermant parfois la boutique en plein après-midi, et laissant ainsi filer un certain nombre de clients. Se découvrant soudain une nouvelle vocation, il se mit au bout de quelques semaines à fermer boutique un jour sur deux, puis de plus en plus souvent, afin de pouvoir se concentrer sur son œuvre dont il osait de moins en moins penser qu'il devrait un jour la vendre.

Sur le côté droit de la surface il avait peint une fresque étrange qui montrait une foule de petits personnages s'escrimant à escalader les couleurs de l'arc-en-ciel avec toutes sortes d'ustensiles pas toujours appropriés à ce genre d'entreprise : parapluies, casseroles, chaises, porte-chapeaux, bouilloires de cuivre volumineuses et bon nombre d'autres articles que, bizarrement, l'on retrouvait ici ou là dans le magasin de Quignon.

Sur l'autre face, l'artiste avait enroulé selon la forme de la coquille les couleurs de l'arc-en-ciel en une sorte de tourbillon, créant ainsi un arc-en-ciel en spirale, dont les différentes nuances s'enroulaient en escargot jusqu'à se mêler au cœur de la composition dans une zone trouble qui avait pour centre un infime point blanc, à peine perceptible.

Le dos de la Conque présentait un condensé de la vie sous-marine telle que l'interprétait l'auteur : les couleurs de l'arc-en-ciel prenaient des teintes sombres et opaques, comme on imagine un arc-en-ciel passant dans une soupe aux légumes verts, et se constellaient de minuscules créatures du fond des mers, crevettes, étoiles de mer, hippocampes, méduses, huîtres et moules avec en outre, dans le bas de la composition, une reproduction miniature de la Conque elle-même, vue du côté de l'arc-en-ciel en spirale (Quignon avait même reproduit le minuscule point blanc au centre du tourbillon, en beaucoup plus petit encore). Çà et là scintillaient, un peu partout sur la coquille, de petits cristaux multicolores dont elle semblait être sertie, mais qui étaient en vérité minutieusement peints à la main par le maître d'œuvre pour donner l'illusion de la brillance de cristaux véritables. À l'opposé, sous la bouche béante de la Conque dont il avait laissé la nacre intacte, il avait peint avec vraisemblance une chevelure d'algues enroulées et aplaties sur la coquille, qui recouvraient et voilaient les couleurs de l'arc-en-ciel de part en part dans leurs plis verdâtres, ne laissant apparaître, tout en bas de la coquille, qu'un indigo fort sombre qui, brillant par endroits de minuscules étoilettes blanches, constituait en fait une Voie Lactée miniature.

Le brocanteur Quignon œuvrait d'arrache-pied, effaçant et recommençant certains détails, se donnant vraiment du mal, et allant souvent se coucher aux aurores. Il ne voyait pas plonger son chiffre d'affaires, et d'ailleurs, il n'en avait pas grand-chose à cirer. Les choses suivraient simplement leur cours. Mais une nuit de novembre, tout s'arrêta net : un incendie ravagea son magasin, la maison (vétuste au demeurant) s'effondra et quasiment tous les articles en vente furent brûlés. Exceptée la Conque qui, miraculeusement, survécut. Mais cela lui faisait une belle jambe, au brocanteur Quignon, de n'avoir pu sauver que ce truc invendable. Le cœur fendu, il dut vendre la Conque pour éponger ses dettes.

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