L'AUTRE PISCINE

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C'était le mercredi après-midi, quand mon père rentrait du travail et cherchait un remède à mon ennui, car en l'attendant j'étais tout seul dans la maison. Je ne regrettais pas particulièrement l'école, mais les mercredis étaient toujours longs, si longs, et s'étendaient à n'en plus finir, comme des siècles condensés en une après-midi. Je connaissais tout : les meubles, les chaises, la table, le buffet, la cour, les livres. Même les miroirs n'étaient plus intéressants. Triste de voir que je m'ennuyais ferme, mon père se mit à m'emmener à la piscine. Je devais avoir cinq ou six ans quand il m'apprit à nager.

La piscine où il m'apprit à nager se trouvait à deux arrêts de bus de chez nous : au début, il préférait m'y emmener en voiture, mais quelques années plus tard ce bus me serait bien utile. J'étais très fier les premières fois : il y avait la dame qu'il fallait payer au guichet, derrière sa vitre criblée de petits trous pour le parloir, et puis le mystère des cabines et des placards de consigne, le passage dans les couloirs bleus carrelés de mosaïques intrigantes... et il y avait surtout cette grande agitation qui régnait dans tout le bassin, lorsqu'on entrait dans la piscine proprement dite : partout, des enfants s'égosillaient, sautaient, tombaient et s'ébattaient dans l'eau remuante, dans un vacarme aussi joyeux qu'assourdissant. On était loin du silence lugubre de ma chambre ou du salon où j'attendais d'habitude le retour de mon père. Voilà donc, pensai-je en découvrant ce spectacle tonitruant, où vont toute la vie et les bons moments du mercredi après-midi !

Souvent, j'y retrouvais des copains de l'école. Les premières fois, je restai avec mon père pour apprendre à nager, mais comme j'apprenais vite il me laissa bientôt aller rejoindre les autres. On organisait des concours, des courses, des jeux de balle dans l'eau bleutée, on s'arrosait copieusement, on se jetait à l'eau les uns les autres, on embêtait les filles de l'école qui avaient le malheur de se trouver là, bref, nous ne perdions pas notre temps. Mais les courses à la nage étaient toujours le moment fort du mercredi après-midi. C'était Rodrigue, un garçon un peu plus âgé, qui orchestrait les festivités : on se choisissait un adversaire, on se rangeait deux par deux, et le moment venu, au signal, on se lançait à corps perdu dans l'eau clapotante. Nous étions tous plus ou moins débutants, et les courses n'étaient jamais bien palpitantes, mais pour nous qui nous débattions dans la lumière turquoise et ondulante, c'était là le grand événement de la semaine. De nous tous, Rodrigue était de loin le meilleur nageur. Il arrivait toujours de l'autre côté du bassin dix bonnes secondes avant les autres, et lorsqu'il se retournait vers nous, ses longs cheveux noirs plaqués sur son front comme des algues, nous restions tous muets quelques secondes, retenant notre souffle, emplis d'admiration pour celui qui, chaque mercredi, nous semblait responsable des meilleures heures de notre vie. En classe, Rodrigue était un garçon tout à fait ordinaire : pas vraiment le dernier de la classe, il avait des notes médiocres, était toujours très maladroit quand on l'envoyait au tableau, et restait souvent à l'écart, taciturne et ombrageux, sous un arbre dans le fond de la cour, pendant la récréation.

Une ou deux fois, je faillis battre Rodrigue à la course. Car j'étais bon nageur, moi aussi. Et lui, flatté peut-être par l'idée d'avoir enfin un adversaire à sa hauteur (bien qu'en réalité il dût savoir qu'il me battrait toujours), me choisissait régulièrement comme partenaire. Les autres, habitués à me voir perdre, ne cessaient jamais de m'encourager, avant de féliciter à chaque fois Rodrigue pour sa brillante victoire. Et tandis qu'ils se pressaient tous autour de lui pour l'acclamer dans le tintamarre de la piscine, il posait sur moi ses yeux sombres qui, dans une lueur trouble, presque de complicité, me remerciaient en secret de m'être vaillamment battu.

Au bout de quelques mois, pourtant, Rodrigue se mit à manquer quelques mercredis, puis à venir moins souvent, et pour finir plus du tout. Ses absences pesaient terriblement sur notre petit groupe. Lorsque l'un d'entre nous abordait le sujet à l'école, il détournait le regard, faisait mine de parler d'autre chose, et personne n'osait insister trop longtemps. Et je n'étais pas plus courageux que les autres.

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