VILLE DE NUIT

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                                                                                     Dédié à  Idrille

Il existe quelque part dans mes rêves une ville où je me sens comme chez moi. Lorsque j'y reviens, presque toutes les nuits, j'ai le sentiment d'un retour au pays natal, à ceci près que je n'y suis pas né. Bien au contraire, c'est plutôt elle qui est née en moi, et c'est peut-être pour cette raison que j'y suis en territoire familier, plus encore que dans la ville où je suis vraiment né. Je suis de ceux qui préfèrent les Ithaques de l'esprit à celles dont on peut toucher les murs.

C'est une ville où le soir tombe presque toujours, du moins quand je m'y trouve : je ne l'ai jamais vue le matin ou à midi. Peut-être parce qu'elle sait que le matin ou à midi elle n'existe pas, que je ne peux la rêver que la nuit. Lorsque j'arpente ses rues, le soleil se couche quelquefois jusqu'au matin, sans que l'obscurité ne tombe vraiment. Quelquefois il fait déjà nuit quand j'arrive. Je ne connais pas très bien les habitants, et ils ne savent pas qui je suis, mais parmi eux je me sens le bienvenu. Ceux qui me connaissent dans le monde éveillé ne sont jamais venus dans cette ville : je n'y croise que des inconnus. Ils ignorent que c'est moi qui rêve la ville, qui les rêve eux-mêmes, que sans moi ils n'existeraient pas. Ils me saluent au passage, s'arrêtent quelques instants, discutent avec moi de la pluie et du beau temps, croyant avoir affaire à un simple concitoyen. Puis ils reprennent leur route, et je noctambule sous les fenêtres illuminées des maisons et des immeubles, sans autre souci que de voir ces gens heureux poursuivre leur existence intermittente, en ce lieu connu de moi seul.

Les nuits où je ne rêve pas d'elle, ma ville me manque, et les aventures que me proposent mes autres rêves ne me semblent que du temps perdu, un exil inutilement prolongé. Derrière les bruits et les voix de mes autres rêves, je l'entends continuer à vivre et à se construire en mon absence, et je sais que tout n'est que question de temps, que d'ici une nuit ou deux, le malentendu sera dissipé.

Souvent je suis surpris de voir, à mon retour, combien le territoire de ma ville s'est agrandi pendant mon existence diurne, combien d'espace a encore été conquis sur le néant. Car ses franges sont perpétuellement en chantier, et autour d'elle s'étend un désert infini, du sable à perte de vue, le sable informe des rêves inaccomplis. Quelquefois, quand je visite ses abords embryonnaires, je remarque des dunes isolées qui commencent à ressembler à des maisons, et je sais que bientôt, elles en seront.

Il m'est difficile d'évaluer sa superficie exacte, tant ses rues s'étendent d'une nuit à l'autre. Sa configuration change constamment, et bien que je connaisse les différents quartiers qui la composent, leurs positions respectives ne cessent de se modifier, de sorte que je ne puisse y faire deux nuits de suite la même promenade. Elle n'a cependant rien de bien spectaculaire : on n'y trouve ni tours, ni châteaux, ni manoirs, ni monuments valant véritablement le coup d'œil. Son charme réside ailleurs : c'est un enfant qui poursuit son cerceau au coin d'une ruelle, c'est une légère brise vespérale, c'est une femme qui me sourit quand elle me croise, depuis des années, et dont je n'ai jamais su le nom. Il me serait sans doute facile de le lui demander la prochaine fois, ou de lui en rêver un, mais si mon rêve ne me l'a pas appris, c'est peut-être que je n'ai pas à le connaître. Il me suffit de savoir qu'elle me reconnaît, et qu'elle ne passe jamais près de moi sans me sourire.

Il y a dans cette ville un quartier animé où j'aime à me rendre pour observer les habitants et les touristes (car il y en a : d'autres rêveurs, de passage dans mon rêve le temps d'une nuit ?) attablés en terrasse, sous les enseignes chatoyantes. J'aime voir les familles se promener à la lueur ambrée des réverbères, les enfants courir à la poursuite d'ombres glissant furtivement sur les trottoirs, dont je n'ai jamais su s'il s'agissait de chats, de rats, ou de ces petits spectres amorphes et sans nom qui traversent inexplicablement nos rêves comme les tumbleweeds traversent les villes fantômes des vieux westerns. Tous ces gens qui flânent sous les luminaires de ma ville, c'est un peu la famille que je n'ai jamais eue. Ou peut-être en ai-je une, dans le monde où je me réveille, je ne voudrais pas parler trop vite : quand je séjourne dans ma ville, je ne m'en souviens plus très bien. Tant il est difficile de se souvenir, quand on rêve, des choses qui se passent dans le monde où l'on ne rêve pas.

Lorsque je suis las de cette agitation, je dirige mes pas vers un autre quartier, toujours silencieux. On n'y rencontre ni voitures, ni passants, seulement des maisons dont on ne saurait dire si elles sont habitées. On n'y croise que des ombres. C'est là que je vais lorsque mes peines et mes angoisses du jour me poursuivent : je les sens se dissoudre graduellement dans l'interminable crépuscule de ces rues assoupies, je les laisse s'abîmer dans mon sillage, et le temps d'une balade nocturne, je les oublie. Il m'est arrivé, par fantaisie, d'entrer dans l'une ou l'autre de ces maisons ensommeillées : je n'y ai trouvé personne. Cependant, elles sont meublées, le feu crépite dans la cheminée, et tout en elles semble indiquer qu'elles attendent le retour de quelqu'un. Est-ce le mien, celui de leurs habitants ? Après tout, y a-t-il vraiment une différence ? Je m'assieds dans leurs fauteuils accueillants, et je laisse filer la nuit.

À d'autres moments, je me lance dans de grandes excursions à travers le désert environnant, où je me laisse submerger par l'infini des possibles. Pourtant, je ne m'éloigne jamais vraiment de la périphérie, car il me plaît de savoir ma ville toute proche, de voir les toits émerger par-dessus les dunes, de pouvoir goûter la solitude et l'isolement sans y sombrer réellement. Un désert de poche, en quelque sorte : il ne m'en faut pas plus, je ne suis qu'un aventurier en pantoufles, un explorateur en robe de chambre. Même lorsqu'il s'agit de rêver, je suis un rêveur d'opérette.

Un peu partout, en ville, on trouve des impasses qui n'en sont pas vraiment : les murs de briques fermant les ruelles sont en vérité des portes dérobées qui mènent à des escaliers secrets, donnant sur un dédale souterrain de caves et de couloirs qui constituent un peu les coulisses de mon rêve. Toutes les maisons, tous les immeubles communiquent par ce réseau enterré, et derrière ses milliers de portes s'entasse tout un bric-à-brac de vieilleries issues de mes lointains passés, que je n'ai pas revues depuis des lustres. Quand je les retrouve en descendant fouiller ce grand capharnaüm où s'en vont les choses disparues de notre vie, celles que j'exhume me semblent parfois exagérément plus grandes, ou plus petites, qu'au temps où je les tenais réellement dans mes mains. Est-ce parce qu'il ne s'agit que de leurs copies imparfaites, reproduites à travers le prisme déformant du rêve et de la mémoire ? Ou est-ce parce qu'il s'agit de leur essence même, de leur version idéale ?

Jamais personne d'autre que moi ne s'enfonce dans ce labyrinthe. Je crois que les habitants ignorent son existence. Ou alors peut-être sont-ils au courant, mais n'éprouvent-ils pas le besoin de descendre. Je n'y descends pas à chaque visite, d'ailleurs, mes plongées dans les souterrains sont relativement espacées. Mais invariablement, je finis toujours par y revenir.

Quand je m'aventure dans les zones en chantier permanent, à l'extrême limite des faubourgs, je fais quelquefois un rêve dans mon rêve : je rêve que toute cette ville ne se construit pas par simple automatisme inconscient, qu'elle n'est pas une simple émanation de ma volonté, mais que quelqu'un la construit pour moi, qu'elle est l'œuvre d'une personne qui existe, quelque part, ailleurs que dans ma tête, et qui m'en ferait cadeau. Le rêve d'un rêve partagé.

Qu'adviendrait-il de cette ville, si je venais à disparaître ? Continuerait-elle à exister, à croître sans moi ? Une part de moi le souhaite, une autre peine à supporter cette idée. Il y a quelque part au gré des rues un quartier qui s'effrite continuellement. À chaque retour, je crains de ne plus le retrouver, mais il est toujours là, fidèle au poste, égrenant ses morceaux comme l'horloge ses minutes, dégradant lentement ses vieilles demeures qui ne semblent plus tenir debout que par un fil invisible les accrochant au ciel, des pans entiers d'elles-mêmes déjà tombés s'amoncelant à leurs pieds. Je me dis qu'elles sont peut-être cette part de moi-même que je sens s'écrouler un peu chaque jour, qui n'en finit pas de s'effilocher, qui ne finira que lorsque je ne serai plus là.

J'ignore le nom de ma ville. Je ne le lui ai jamais demandé. Sans doute parce que, comme la passante qui me sourit, en mettant un nom entre nous, je l'éloignerais de moi, je perdrais une part de cette proximité si ténue, si naturelle.

Si je venais à disparaître, j'aime à penser que je me retrouverais à mon tour derrière une porte dans ses sous-sols, parmi toutes les autres choses que j'ai perdues.

Châteaux en EspagneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant