L'AUTOROUTE INVISIBLE (partie 6)

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Tandis que Phil étudiait ses options dans le laboratoire de fortune installé sur le rivage, une puissante charge d'explosifs faisait apparaître derrière un pan de montagne une grotte enchanteresse, aux proportions proprement cathédralistiques. La splendeur des stalactites, la vigueur des stalagmites, la rutilance des orgues interpella immédiatement toutes les autorités locales qui accoururent sur place, demandant la fermeture sans délai ou, à défaut, le détournement du chantier. Naturellement, Phil ne pouvait l'entendre de cette oreille. Lorsqu'il revint sur le chantier Sud pour discuter de la marche à suivre, il eut maille à partir avec une armée de militants écologistes et de représentants des communes environnantes : il y avait là des enjeux culturels, historiques (voire archéologiques), écologiques et économiques qui, lui disait-on, dépassaient de loin le cadre de ses maigres compétences. Pour la seconde fois en une semaine, Phil se fâcha : il n'était pas question de dévier le chantier d'un pouce, quelle que fût la magnificence de la grotte. Si l'on envisageait de l'aménager, de la faire visiter, ne fallait-il pas s'assurer qu'elle serait sans danger, en y délimitant le parcours de l'Autoroute ?

Arriva la question des droits de propriété, à laquelle Phil répondit qu'il se refusait à toute prétention au sujet de la grotte en question, en dehors des endroits où l'Autoroute la traverserait. Un journaliste présent dans la salle insinua que Phil revendiquait ainsi la propriété de l'Autoroute Invisible – à quoi Phil rétorqua qu'il n'en était pas propriétaire, mais responsable. La grotte mise à jour par le chantier était véritablement somptueuse : ses boyaux labyrinthiques s'enfonçaient à près de cent trente mètres sous terre, et elle recelait, outre de nombreuses salles fort spectaculaires, une faune fourmillant d'espèces protégées. La moindre lampe-torche braquée contre ses parois y révélait mille scintillements d'opale et de grenat, et il s'y trouvait de vastes couloirs qui s'enroulaient en pentes douces autour de piliers reluisants, pour descendre vers de profondes cryptes tapissées de reflets d'émeraude, où l'écho se perdait avec joie. Pour comble de malheur, un ouvrier y déterra par accident un crâne vieux de quatorze mille ans, compromettant ainsi de façon irrémédiable la poursuite du chantier de l'Autoroute.

Phil eut beau s'ingénier à protester, accusant même les membres du Comité Local d'Archéologie d'avoir dissimulé dans la grotte ce crâne, authentique ou non, rien n'y fit : un délégué du Ministère de la Culture arriva bientôt pour mettre fin à toutes les discussions. Phil, qui ne disposait d'aucune espèce de soutien officiel, dut se soumettre à la décision collective et accepter de contourner la grotte. Il prit soin de faire rédiger plusieurs documents juridiques stipulant qu'il n'avait pas la responsabilité de ce qui se passerait sur les portions d'Autoroute qui traversaient la grotte, et reprit ses recherches aux alentours afin de trouver à quel endroit l'Autoroute reprenait son chemin. Les baliseurs cherchèrent pendant trois jours avant de remettre la main sur l'Autoroute, puis ils reprirent leur travail de marquage comme si de rien n'était. Seul Phil, en fin de compte, souffrait réellement d'avoir perdu la bataille de la grotte.

Mais il n'eut pas le loisir de souffrir bien longtemps, car la semaine suivante un autre incident survint : l'un de ses plongeurs travaillant sur la branche ouest fut blessé sur le chantier et hospitalisé. Il s'avéra que l'Autoroute arrivait de ce côté dans une région où sévissaient d'imprévisibles tourbillons sous-marins, qui glissaient sur le fond de la mer comme des tornades miniatures sur des plaines désertiques : le plongeur hospitalisé avait de justesse échappé à la noyade. Les autres plongeurs, solidaires, déclarèrent d'une même voix ne plus vouloir poursuivre le travail dans ces conditions : il y allait de leur vie, et ils ne comptaient pas se sacrifier bêtement pour baliser une Autoroute là où de toute façon personne ne passerait. L'un d'eux s'aventura même jusqu'à dire que tous les travaux des deux derniers mois étaient inutiles, puisque là où commençait la mer, il n'y avait plus vraiment d'Autoroute.

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