L'ÉCRAMPOINT (partie 5) -- Évolutions ultérieures du terme

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Évolutions ultérieures du terme

C'est donc dans un domaine bien éloigné de la politique, de la torture et du génie civil que l'on retrouve l'écrampoint au XVIème siècle (quoique diplomates, ingénieurs et bourreaux dussent se vêtir dans le goût approprié à leurs fonctions), celui de la couture et du textile. L'on se souvient du sens du mot « point » en termes de couture, et il est intéressant de relever, dans certains traités de l'époque relatifs au sujet, l'apparition de l'expression « recoudre en écrampoint », que l'on pourrait paraphraser par « rafistoler à l'emporte-pièce, de telle manière que la couture se défasse à la moindre occasion ». Cette expression désigne bien sûr, dans lesdits traités, l'exemple à ne pas suivre, et le bon artisan couturier demeurait celui qui savait éviter de « faire écrampoint » —autrement dit, d'effectuer un ouvrage qui manquerait son but, et laisserait soudain son malheureux acquéreur à demi nu en société. Il est à noter que « faire écrampoint », à la même époque, prend également un sens figuré des plus évanescents, signifiant tour à tour, selon le contexte, « l'échapper belle », « échouer à deux doigts du but » ou, au niveau relationnel, « faire pire que mieux », créer un conflit en cherchant à établir un contact. Le sémantisme paradoxal du terme, qui se saborde lui-même en toutes occasions, perdure dans les différents domaines où il s'insère : ainsi, au jeu d'échecs, de même qu'en matière de stratégie militaire, un « coup d'écrampoint » signifie un mouvement quasi-suicidaire, ayant de maigres chances de succès, mais avec l'accent fortement mis sur l'aspect négatif de la chose —une sorte d'inversion de l'expression bien connue du « coup de Trafalgar », qui met l'accent sur le succès, et qui est postérieure de plusieurs siècles à celle qui nous occupe. L'on parle également, aux échecs, de « jouer son écrampoint », expression qui, par opposition avec « jouer son vatout », implique quasi-nécessairement la faillite du projet.

L'une des rares survivances du mot à l'heure actuelle (non répertoriée, naturellement) se rencontre en altitude, comme si notre écrampoint, fatigué du peu de reconnaissance que nous lui accordons ici-bas, avait finalement décidé de se retirer dans de plus hautes sphères, parmi des cirrus aussi vaporeux que lui-même. Une « passe en écrampoint », dans le jargon des alpinistes, est une voie périlleuse, escarpée, dans laquelle il vaut mieux ne pas s'engager, car elle est sans doute aussi incertaine que notre pont de jadis. Il s'agit non pas d'un défi à relever, irrésistible tentation pour l'alpiniste chevronné, mais bien d'une mise en garde, d'un passage à éviter, car bien qu'il semble permettre de rejoindre un plateau situé plus haut, son impraticabilité en barre simultanément l'accès.

Autre chapelle ayant repris à son compte ce vocable friable, la critique littéraire du début du XXème siècle a pour elle d'avoir, pour la première fois avant le présent article (mais sans succès), tenté de lui redonner ses lettres de noblesse. Le courant critique qui se baptisa en 1906 « l'École de l'Écrampoint » ne devait, comme le lecteur perspicace s'en doutera, pas faire long feu, et disparaître quelques mois plus tard, avant même d'avoir atteint 1907, emportant ses concepteurs dans le sempiternel oubli lié au terrible mot qu'ils avaient osé s'approprier. La lecture de leurs articles demeure toutefois, si leurs principes de départ les rendent par définition peu instructifs, une source de divertissement notable, ne serait-ce que par le caractère funambulistique de leur approche.

L'École de l'Écrampoint est aujourd'hui (in-)connue, en deux mots, pour avoir tenté d'établir des corrélations entre des textes et des thèmes tout à fait disparates, par des démonstrations qui, selon la technique éprouvée de l'Écrampoint (qui acquiert ici une éphémère majuscule, la seule de son histoire), aboutissaient à des contradictions sapant le raisonnement de départ dans son ensemble. Cette branche de la critique littéraire, élaborant des interprétations complexes qu'elle sabotait presque immédiatement, ne prouvant rien au final, si ce n'est qu'il y a peut-être parfois un pont là où l'on n'en voit point, et vice-versa, ne fut pas même décriée par ses contemporains. Non, elle fut tout simplement ignorée, et exclue de l'Histoire, tout comme l'écrampoint qui a depuis (ou plutôt, n'a pas) retrouvé sa minuscule place au rang des noms communs. Les théoriciens de cette école, en dépit de leur total insuccès en leur temps, sont actuellement considérés par quelques rares érudits comme les précurseurs de certains grands mouvements du siècle à suivre (le dadaïsme et la pataphysique entre autres) — quoique le degré de conscience qu'ils avaient de l'absurdité de leur entreprise reste à évaluer.

C'est dans le domaine, non de la littérature, mais de la syntaxe, que l'écrampoint a survécu de manière plus tenace, et ce jusqu'à la fin du XIXème siècle. On sait que le « point », qui a légué son nom à la ponctuation, établit simplement une rupture entre une phrase et celle qui la suit. Or, et c'est ici que nous rejoignons véritablement notre sujet (peut-être ne le reverrons-nous jamais d'aussi près), l' « écrampoint », terme désignant anciennement, comme on l'a vu, l'arc-en-ciel, est également l'ancien nom du point-virgule, lequel, en ponctuation, établit tout comme le point une rupture, en préservant cependant un soupçon de continuité entre les deux segments qu'il sépare (et/ou relie). Ainsi l'écrampoint, battu en brèche par une langue dans laquelle son sens défaillant ne lui assure aucune place, vient-il se lover au cœur même de cette langue, entre ses mots — mais son statut précaire, à la fois lexème et signe de ponctuation, en outre chargé d'une histoire de retombées subites, lui a finalement valu de disparaître au profit du terme « point-virgule », aujourd'hui communément accepté, et pourtant non moins ambigu, dans son association gratuite de deux signes inconciliables, que l'écrampoint d'antan.

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