LA FERMETURE DE LA MINE

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Le jour où ils ont fermé la Mine, nous avons été invités à la cérémonie, en hommage à mon père qui y avait travaillé pendant près de quarante ans. Ma mère ne voulait pas y aller, et à vrai dire, en dehors de quelques visages aperçus une ou deux fois dans mon enfance, je ne connaissais personne de la Mine. Je décidai de m'y rendre tout de même. Mon père m'avait emmené à la Mine une fois quand j'étais tout petit, et tandis que je nouais mes lacets et enfilais ma veste, des images confuses me revenaient à l'esprit, des images de lanternes accrochées dans des couloirs sombres, de parois incrustées de cristaux brillants, et de puits sans fond. Bien sûr, je ne savais plus trop s'il s'agissait de souvenirs ou de vieux rêves, ou simplement de l'idée que je me faisais de la Mine, et c'est peut-être pour vérifier tout cela que je suis allé à la cérémonie.

On parlait de fermeture depuis longtemps. De nombreuses rumeurs circulaient qui se contredisaient, mais l'idée générale était que le Minerai serait bientôt épuisé, que la Mine n'était plus viable, et que si elle fonctionnait toujours c'était surtout parce qu'on ne savait pas quoi dire aux mineurs. La plupart d'entre eux y avaient passé toute leur vie, comme leurs pères avant eux, et on ne pouvait pas leur dire du jour au lendemain que tout était fini. Depuis quelques années, on parlait aussi d'une Veine Miracle, cachée quelque part dans les entrailles de la Mine, qui permettrait de relancer son activité, de la remettre sur pied. D'aucuns disaient que la Mine n'était pas encore épuisée, qu'il existait encore un gisement faramineux quelque part entre deux galeries, dans ses profondeurs, et qu'il suffisait de tomber dessus pour que tout soit sauvé. Mais il avait fallu se rendre à l'évidence : la Veine Miracle était restée introuvable, et les propriétaires de la Mine n'avaient plus les moyens de la faire tourner plus longtemps. On a beaucoup dit à l'époque que la Veine Miracle était un subterfuge des propriétaires pour redonner de l'espoir aux mineurs dans les dernières années d'activité de la Mine, alors qu'ils s'inquiétaient de voir le rendement diminuer. Car le travail dans la Mine était difficile, mais ils y tenaient tout de même. Ils y passaient souvent trente, quarante ans à creuser des galeries, à extraire le Minerai, à le charger dans des berlines pour le remonter en surface, où il était stocké et traité dans les entrepôts et les laboratoires de l'Usine. Ils y passaient presque toute leur vie, et à force de descendre dans les profondeurs de la Mine, ils finissaient par attraper une étrange maladie, une sorte de fatigue, et leur teint devenait plus pâle, plus gris. Ils perdaient le goût des choses, mangeaient de moins en moins, rien ne les intéressait plus, et puis un jour, sans crier gare, ils ne remontaient pas. C'est ce qui est arrivé à mon père. Il n'est pas vraiment mort peut-être, mais on ne l'a jamais revu.

La cérémonie ne fut pas bien longue. Il y eut un ou deux discours, et on passa vite au réfectoire, où les mineurs avaient organisé une petite fête. Les mineurs avaient toujours été des gens festifs, il y avait eu beaucoup de fêtes et de soirées dansantes du temps de mon père, et nous y étions allés quelquefois, mais ces dernières années les occasions s'étaient faites plus rares. Ici et là, dans le réfectoire, il y avait des banderoles colorées, des guirlandes, des lampions, qui avaient déjà l'air d'avoir été oubliés là des années auparavant. On ne dansait pas, mais les mineurs essayaient de faire bonne figure : ils portaient tous des déguisements, des masques, des perruques bariolées, des nez rouges. La Mine prenait un petit air de carnaval, on buvait un coup en reparlant de telle ou telle farce qu'on s'était jouée un jour dans la Galerie 17 ou 62, en écoutant vaguement les flonflons d'une mélodie joyeuse un peu distante. « Mais dis donc, toi, t'es pas le fils à... ? », me demandait soudain un énorme Roi de la Bière ou une sorcière au nez crochu qui avait bien connu mon père, et qui me serrait dans ses bras en disant que c'était un brave type, et qu'on l'aimait bien, et que c'était bougrement dommage ce qui lui était arrivé. J'aurais dû me douter que les mineurs ne viendraient pas à la fête pour se lamenter sur leur sort. C'étaient des gens fatalistes, résignés, mais en même temps ils ne se laissaient jamais complètement écraser par ce qui leur arrivait. Même si cette fois, c'était un peu plus difficile à avaler. C'est sans doute pour cela qu'ils portaient des masques.

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