Bref historique du pont à écrampoint
Commençons, comme disait en son temps Sisyphe, par le commencement, et attardons-nous d'abord sur la première occurrence connue du mot, qui nous ramène au cœur de l'ère médiévale, vers la fin du XIIIème siècle. Ces temps reculés, que mes camarades anglophones appellent à juste titre les « Âges Obscurs », étaient en effet, par leur manque de lumière, les plus propices à l'émergence de termes obscurs tels que le sujet de la présente étude. Leurs ténèbres, cependant, loin de se limiter au domaine purement langagier, recouvraient de nombreux autres rayons d'activités, et notamment le génie civil qui, à cette époque désastreuse, n'eût eu de génial que le nom (et nous employons ici le conditionnel passé, l'expression « génie civil » n'ayant été forgée qu'au début du XVIIIème siècle). Les architectes et ingénieurs de naguère n'avaient donc plus le savoir-faire des Romains de jadis en matière d'infrastructures, et devaient répondre par toutes sortes d'inventions fantaisistes aux problèmes d'ordre concret qui se posaient à eux. La construction d'un pont devenait dès lors une aventure des plus hasardeuses, et susceptible d'enrichir la langue française de termes nouveaux, aux implications aranéeuses. C'est sans doute à l'occasion d'un tel chantier que naquit celui qui nous intéresse.
Curiosité historique et technique aujourd'hui sombrée dans l'oubli, et dont le caractère par trop insolite a probablement causé — voire motivé — l'omission dans la quasi-totalité des manuels scolaires, le « pont à écrampoint » fait son apparition vers 1288, donnant ainsi son premier rôle au terme qui nous occupe. C'est bel et bien la perte de la maîtrise technique des anciens ingénieurs romains qui est à l'origine de l'invention de ce type de pont, dont l'éphémère existence s'est trouvée de surcroît effacée par les siècles. Le pont à écrampoint était, dans son essence, une infrastructure en bois qui supportait des structures en pierre — on sait qu'il y eut des maisons sur les ponts de Paris — et dont la particularité était de s'écrouler aussitôt les travaux achevés (ce qui explique l'absence de vestiges, autres que linguistiques, de ces ponts — et encore... ). Le caractère fort peu pratique du pont à écrampoint entraîna sa disparition prématurée (et sans doute salutaire), de sorte qu'il fut bientôt remplacé par d'autres modèles plus performants, mais il marqua toutefois suffisamment son ère pour que le vocable équivalent fût consigné par écrit. Creusons à présent la courte (mais fulgurante) épopée du pont à écrampoint.
Il est aujourd'hui difficile de déterminer quels buts présidaient à la construction d'un pont à écrampoint, puisque par définition il s'effondrait avant que son but ne fût atteint. Censé permettre de relier deux villages séparés par un ravin ou une rivière, il précipitait immanquablement ses bâtisseurs — voire, s'il survivait à sa propre construction, ses usagers — au creux des rocs ou du torrent à éviter, contredisant par là la fonction même qu'il était censé remplir. Cet aspect historique est fondamental à toute approche du terme « écrampoint » dans ses acceptions ultérieures, et est donc à retenir. Ainsi, le pont à écrampoint se trouva probablement à l'origine — outre d'un terme des plus nébuleux — d'incidents diplomatiques multiples, dans les cas vraisemblables où deux seigneurs voisins, bâtissant un pont pour relier leurs domaines respectifs et mettre par là un terme à la guerre qui les opposait depuis des lustres, périssaient ensemble lors de l'inauguration de celui-ci. L'effondrement de ponts à écrampoint, s'il n'a pas joué de rôle politique notable en son temps, n'a certainement pas contribué à apaiser les rivalités féodales qui agitaient alors le pays. La disparition de convois commerciaux, de courriers seigneuriaux, de têtes de bétail et de malandrins facultatifs à la société dans l'écroulement de ces ponts a cependant pu influencer, dans une certaine mesure, l'économie et la politique de diverses régions, quoique l'étendue exacte des dégâts demeure difficile à évaluer. Quant à savoir si l'invention même du pont à écrampoint était le fait d'un seul architecte maudit, ou une réaction spontanée et générale aux problèmes d'infrastructure de la période, la question reste posée. Il est néanmoins fâcheux pour l'architecte, s'il a bien existé, que son nom ne soit pas plus parvenu jusqu'à nous que ses passagers de l'autre côté de ses ponts.
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Châteaux en Espagne
ContoUne série d'histoires sur des lieux étranges, mystérieux, mythiques ou légendaires, qui n'existent parfois que dans l'imagination de l'auteur.