L'ALLÉE DES ROIS (partie 4)

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Walida, déjà malheureuse d'avoir perdu son époux, avait de plus en plus de peine à supporter l'idée que son fils voulait la quitter à son tour. Aussi essaya-t-elle encore, un soir, quelques nuits avant la disparition du prince, de le convaincre de rester:

« Adil, mon fils, songe à ta famille, à ton peuple. Ton père est mort, et même si tu parvenais jusqu'au bout de l'Allée, tu ne le ramènerais pas.

-- On dit que l'Allée est pleine de surprises, Mère. Peut-être mon Père est-il encore vivant, là quelque part, peut-être le retient-elle prisonnier au creux d'une de ses roches magiques. Il faut bien que quelqu'un aille voir.

-- C'était la loi, Adil. Le roi lui-même ne peut se soustraire à la loi. Ton père a voulu partir, et il n'aurait pas voulu que tu le suives. C'est pour cela qu'il m'a demandé de te retenir au palais. Le comprends-tu ?

-- Je ne suis pas en colère, Mère, je comprends pourquoi il a voulu cela. Mais je sais aussi qu'une partie de lui ne voulait pas partir, et c'est cette partie-là que je veux aller rechercher. Je partirai une nuit, bientôt, quand personne ne s'y attendra. Et croyez-moi, Mère, cette fois, tous les gardes du palais ne suffiront pas à me retenir. »

Les dernières nuits que passa le prince au palais furent des nuits de fièvre et d'épouvante pour Walida. Chaque nuit, rongée d'inquiétude, et ne pouvant dormir, elle sortait de sa chambre et arpentait les longs couloirs éclairés de torches du palais. Plusieurs fois par nuit, elle allait jusqu'à la porte de la chambre de son fils, où elle avait fait poster deux gardes, et appuyant son oreille contre la serrure dorée elle écoutait sa respiration. Rassurée, voyant qu'il était encore là, elle retournait à sa chambre où le sommeil ne viendrait pas, et quelque temps plus tard elle se relevait, revenait écouter à la porte du prince, errait ensuite dans les longs couloirs déserts où, quelquefois, les yeux lourds de rêves éveillés, elle croyait voir son cher Araslane disparaître derrière un rideau.

Arriva une nuit où, comme elle venait écouter à la porte pour la troisième fois, elle n'entendit plus rien: aussitôt les gardes forcèrent la porte et pénétrèrent dans la chambre, où ils trouvèrent le lit du prince vide et sa fenêtre ouverte. Dehors, ils ne trouvèrent que les toits du palais baignés de lune, et sur lesquels glissaient de temps à autre les silhouettes furtives d'oiseaux nocturnes. Sur l'un de ces toits se trouvait peut-être le prince, aussi Walida ordonna-t-elle à tous les gardes du palais de se mettre à la recherche de son fils. Tout le palais fut bientôt en effervescence: on fouilla chaque pièce, chaque recoin, chaque vestibule, chaque corniche, sans succès. Walida fit tout pour le retrouver, mais elle connaissait trop bien l'obstination de son fils: quand elle envoya une troupe de gardes en direction de l'Allée des Rois, le prince avait déjà franchi les portes de la ville.

Pendant que tout le palais s'agitait à sa recherche, Adil Jahid s'était déjà faufilé jusqu'à l'entrée de l'Allée. Il s'arrêta un instant pour reprendre son souffle, car il avait couru de toit en toit pour sortir de la ville en secret; de plus il savait qu'une fois qu'il aurait franchi le seuil de l'Allée, les gardes lancés après lui cesseraient de le poursuivre. La malédiction qui pesait sur le lieu était bien trop puissante, et les légendes qui couraient sur l'Allée auraient à elles seules suffi à décourager le plus téméraire d'entre eux.

Il se retourna pour contempler une dernière fois la ville: la masse bleu sombre des maisons endormies somnolait, paisible, tandis que les lumières inquiètes du palais veillaient sur elles du haut des tours. Ensuite il se retourna vers l'Allée pour voir ce qui l'attendait: les falaises des deux côtés du chemin étaient formidablement hautes, beaucoup plus hautes que les tours du palais, et dans la pénombre tout au fond de la carrière, vers l'horizon, il lui sembla voir des silhouettes s'agiter entre les roches baignées de lune. Mais, à vrai dire, il ne vit que des ombres. L'Allée était vaste, plus vaste que quatre des plus larges rues de la ville réunies. Il entendit soudain les voix des gardes au loin, derrière lui, et sut que le moment était arrivé. Il fit un premier pas, puis un autre, hésita un moment, et finalement s'engouffra dans le passage en courant. C'est ainsi qu'en pleine nuit, à l'insu de tout son peuple, Adil Jahid s'engagea dans l'Allée des Rois.

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