Elle fut rachetée par un groupe de gens astucieux qui, découragés par le taux galopant du chômage, avaient décidé de gagner leur vie par l'expédient discutable de la fondation d'une secte. En effet, ils voyaient en la Conque un objet de culte en puissance, au potentiel d'exploitation formidable en ce qui concernait la fascination des foules. La Conque bariolée fut amenée dans un garage sordide où les futurs gourous s'affairèrent à confectionner l'objet de leur culte. Ils commencèrent par délaver un peu les peinturlures puériles du brocanteur pour leur donner un aspect mystérieux et indéchiffrable, puis ajoutèrent ici et là quelques signes et symboles auxquels ils convinrent de donner un sens ultérieurement. Ils installèrent la Conque mystérieuse dans un ancien entrepôt qu'ils louèrent de leurs modestes économies rassemblées, et imaginèrent le scénario sur lequel s'appuierait leur secte future. D'un commun accord, ils décidèrent que la Conque serait un vestige d'une ancienne civilisation engloutie, genre Atlantide, dont eux, les grands gourous de la secte, auraient préservé les derniers secrets et pourraient seuls déchiffrer les signes et les quelques pages de grimoires arrachés à la griffe des siècles.
La rédaction du guide spirituel du Culte de la Conque fut achevée en même temps que celle de son cahier des charges : si l'on ne rassemblait pas plus de cent adeptes dans les trois prochains mois, la location de l'entrepôt à elle seule mettrait les aspirants-gourous en situation d'interdit bancaire. Mais le culte fut lancé et fonctionna : les braves gens aux emplois instables et aux occupations mornes des villages de la région s'enthousiasmèrent pour le coquillage mystique, et souscrivaient en masse semaine après semaine. Les grands gourous furent vite pleins aux as, les affaires prospéraient, et les nouveaux adeptes réclamaient toujours plus de détails sur cette fameuse Conque qu'ils pensaient être le signe visible (voire vivant) d'un autre chose, d'un ailleurs, d'autres possibilités d'existence que cette vie morne et décourageante qui poussait les uns à entrer dans des sectes, les autres à en fonder pour gagner de quoi manger. Les superbes gourous, cependant, prenaient leur rôle très au sérieux, et inventaient chaque semaine une pléthore de nouveaux « faits avérés », et toutes sortes de nouvelles légendes qui se propageaient ensuite dans les cœurs et les discussions des fidèles.
Ainsi, certains apprirent que la Conque possédait des vertus thérapeutiques concernant non pas des maladies incurables, mais d'autres problèmes insolubles depuis la nuit des temps comme le hoquet ou l'allergie chroniques, la myopie légère, les démangeaisons dans le dos, l'imbécilité douce ou encore la déprime passagère. L'on murmurait également, dans certains groupes bien renseignés, qu'à quiconque lui posait une question sur l'avenir en grattant délicatement ses parois de haut en bas, la Conque répondrait par des vibrations cryptiques mais lourdes de sens. Dans certains autres milieux encore, il se chuchotait que la Conque tout entière n'était qu'une sorte de réceptacle contenant des reliques, les derniers ossements des anciens hommes de cette civilisation disparue dont elle était le dernier vestige. Heureusement que les gourous l'avaient découverte au fond d'une grotte sous-marine quinze ans auparavant ! Sinon, personne n'aurait été au courant.
Le Culte de la Conque allait donc son train, aussi spirituel que lucratif, satisfaisant ainsi à peu près tout le monde. L'argent (bien mérité) coulait à flots, la mythologie du Culte se développait passionnément et l'on devait approcher des deux cents fidèles au bout des six premiers mois. Et les gourous souriaient, avec un mélange de sarcasme, d'autosatisfaction et de pitié naïve, en voyant tous ces braves bougres se masser dans l'entrepôt grisâtre et poussiéreux pour contempler la Conque caché derrière un rideau que l'on levait le temps des offices. Parfois ils ressentaient une vague démangeaison au niveau de la nuque ou des oreilles, le genre de démangeaison qui accompagne un scrupule ou un relent de culpabilité, car ils se demandaient presque, le soir, en s'endormant, si tous ces gens qui étaient capables de croire à quelque chose de magique et de beau n'étaient pas, dans le fond, meilleurs qu'eux. C'est ainsi que, le soir, tandis qu'ils s'endormaient après avoir compté les recettes du jour, le doute s'insinua en eux.
Tout se compliqua vraiment quand l'un des gourous, resté seul un soir dans l'entrepôt, visita par curiosité l'intérieur de la Conque et y ressentit quelque chose d'indicible, qui le ravit à jamais. En ressortant, il eut soudain honte de ce qu'il avait fait : la Conque était vraie, et après tout, elle devait réellement provenir d'une ancienne civilisation mythique, ou être un don de quelque dieu ou génie qui avait pris les hommes en pitié. Ce qu'ils avaient fait était mal, il le voyait bien : c'étaient sans conteste un dieu ou un bon génie qui l'avait placée sur leur chemin, et ils avaient choisi, comme des malotrus, de s'en servir pour exploiter les autres. Ah ! comme ils avaient fait erreur ! Le pauvre gourou tomba à genoux et pleura comme une madeleine. Puis il se releva, songeant qu'il était encore temps de sauver la Conque : ils devaient cesser d'en faire mauvais usage, la révéler au monde, et porter son message sur la terre des hommes. Ainsi, leurs exactions mêmes seraient rattrapées.
Au cours des offices suivants, il se mit à prêcher étrangement, citant des sources et des exemples qui n'étaient pas dans le guide spirituel, et que les autres gourous ne connaissaient pas (mais faisaient semblant de connaître pour donner le change aux fidèles). Ses propos rencontraient un certain succès parmi les auditeurs, et les impeccables gourous ne pouvaient dire si leur compère déraillait, ou s'il était en train de prendre le contrôle du Culte pour mieux les évincer. Ils décidèrent en conséquence de l'exclure du groupe et lui annoncèrent son bannissement prochain, mais en deux ou trois sermons vigoureux il réussit à convaincre la majorité des fidèles de l'écouter et de le suivre, lui, car ils voyaient bien, eux, qu'il était plus sincère et en savait plus que les autres gourous, et qu'en fin de compte il était le seul à être vraiment proche de la Conque, dont seul il appréhendait véritablement les mystères. D'ailleurs, il remboursa un grand nombre d'adhérents sur sa propre part et sur les parts de ses co-gourous, les faisant ainsi passer pour des fumistes bassement intéressés tout en les mettant dans une situation financière délicate. Ceux-ci, voyant bien qu'ils perdaient autant d'argent que d'influence, surent qu'il leur fallait réagir d'urgence pour ne pas perdre tout le bénéfice de leur entreprise.
Ils décidèrent d'en finir : un soir lugubre de février, dans l'entrepôt, alors qu'il venait se livrer à ses dévoteries devant la Conque, ils lui tendirent une embuscade. Lui tombant dessus à bras raccourcis, ils le ligotèrent solidement et le bannirent de la secte ainsi qu'il avait été prévu, avant de le jeter du haut d'un pont dans la rivière peu accueillante en cette saison. Le pauvre gourou repentant, pieds et poings liés, sentit l'ombre et l'eau glacées se refermer sur lui, et vit arriver cette heure sinistre que l'on n'aime jamais vraiment voir arriver. Mais alors qu'il coulait comme une masse de plomb, une main puissante l'agrippa par le collet et le hissa vers la surface. Ebahi, le gourou malheureux voulut remercier son sauveur qui, en défaisant ses liens, lui apprit qu'il était l'un des adeptes de la Conque, et qu'il avait assisté à toute la scène. Le généreux fidèle lui assura qu'il était de son côté, de même que bon nombre d'autres, et ils convinrent qu'il était temps de restaurer la Conque à sa gloire véritable, en évinçant pour de bon les faux gourous. Ils conspirèrent donc tous deux pour provoquer un soulèvement des fidèles à la prochaine assemblée plénière du Culte.
VOUS LISEZ
Châteaux en Espagne
Short StoryUne série d'histoires sur des lieux étranges, mystérieux, mythiques ou légendaires, qui n'existent parfois que dans l'imagination de l'auteur.