LA CONQUE (partie 3)

16 6 10
                                    

Il n'y eut pas foule au portillon pour acheter la chose en question. Tout au plus quelques gandins excentriques se portèrent-ils acquéreurs, mais il semblait que la fascination qu'éprouvaient certains habitants de Contrempoint (et notamment l'ex-Maire) pour la Conque ne dépassât pas les frontières de la ville. D'ailleurs, les acheteurs potentiels hésitaient, négociaient à n'en plus finir, se perdaient en pourparlers et finalement retiraient leurs offres au dernier moment. Arriva au beau milieu de ces inconstants une dame très âgée, riche comme Crésus, mais atteinte d'une maladie incurable, et que l'on surnommait la Comtesse Tatarinoff.

La Comtesse fit l'acquisition de la Conque pour un petit million (ce qui remboursa une bonne part des dettes de la Mairie et arrangea bien tout le monde), et la fit acheminer vers l'un de ses multiples manoirs par un convoi nocturne affrété tout spécialement. C'est ainsi que, par une nuit pluvieuse, la Conque quitta Contrempoint enclose dans un énorme camion noir, presque aussi large que la route elle-même, qui traversa dans la nuit comme un dôme malfaisant toute une succession de villages endormis. Les braves gens endormis dans les chaumières sur le bord de la route n'avaient aucune idée de ce qui passait ainsi devant leurs portes, à la lueur des réverbères.

Le convoi débarqua la Conque dans une vaste salle vide de l'un des manoirs de la Comtesse (car elle voyageait constamment, et vivait dans plusieurs demeures à la fois). Incapable de s'expliquer l'attrait qu'exerçait sur elle la Conque, la Comtesse se contentait au début de simples visites quotidiennes dans la salle où elle se trouvait, pour la contempler à loisir pendant une heure ou deux. Elle continuait ses voyages car il lui fallait changer de résidence tous les trois jours au moins, pour ne jamais savoir dans quelle chambre elle mourrait,. Mais très vite, elle constata que la Conque lui manquait, et qu'il lui était difficile de demeurer plusieurs jours d'affilée sans la voir.

C'est ainsi qu'un beau jour, lorsqu'elle revint au manoir après deux semaines d'absence, elle se précipita dans la salle de la Conque et, en proie à une sorte de frénésie, se jeta dans sa bouche béante. Une fois dans le tube blanchâtre, elle rampa sur la nacre lisse jusqu'à atteindre l'espèce de chambre qui se trouvait au fond, où elle s'assit au bord d'une petite mare. Car il y avait toujours de l'eau dans la Conque, et la chambre intérieure ressemblait à une sorte de petite grotte entièrement faite de nacre irisée, aux rebords sculptés de silhouettes enchanteresses, à la fois informes et ciselées avec précision, dont il était difficile de dire ce qu'elles représentaient, ou si même elles représentaient quoi que ce fût.

Assise sur le bord de la mare, les pieds dans l'eau turquoise et changeante, la Comtesse touchait du doigt et contemplait les reliefs extravagants de l'intérieur de la caverne, croyant trouver ici une tête d'Apollon, là un violoncelle taillé dans le mur, ou peut-être un papillon sortant de sa chrysalide, et là encore une moitié de pieuvre semblant sortir de la paroi, le tout irisé de mille reflets multicolores et mobiles. L'eau était assez profonde pour que l'on pût s'y baigner. La Comtesse ôta ses vêtements et s'y plongea doucement.

L'eau était tiède et enrobait le corps presque comme une seconde peau. On s'y sentait à l'aise tout de suite, mieux, on s'y sentait soi-même, pensait la Comtesse. De légers remous berçaient et caressaient le corps en douceur, si bien que la Comtesse, à son grand étonnement, se surprit à avoir des pensées qui ne lui étaient pas venues depuis près de vingt ans. Dans ces eaux sirupeuses et apaisantes, elle se sentait de nouveau femme, de nouveau jeune, sensuelle, et pleine de vie. Ses hanches, ses cuisses redevenaient souples et énergiques comme quarante, non, cinquante ans plus tôt, et elle pouvait presque sentir autour d'elle les bras puissants d'hommes morts depuis longtemps, qui l'avaient aimée, et qu'elle avait aimés. Dans les parois miroitantes et recourbées de l'intérieur de la Conque, elle pouvait presque voir leurs yeux comme autrefois emplis de désir qui se posaient sur elle. Ses bras et ses jambes, et ses cheveux, élastiques à nouveau, se dilatèrent dans la coupe de nacre, et, nouvelle perle de cette huître merveilleuse, lentement, voluptueusement, elle se laissa fondre.

Châteaux en EspagneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant