LA CONQUE (partie 10)

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Ce n'est que le lendemain matin que l'ex-Comtesse fut repêchée à quelques centaines de mètres de là, transie de froid et épuisée, mais mystérieusement indemne. Une fois amenée dans une auberge et soignée, elle reprit conscience et regarda longtemps toutes les personnes affairées autour d'elle, mais sans prononcer un mot. Elle resta alitée pendant une dizaine de jours sans changement considérable puis, sans que les médecins pussent l'expliquer, se mit à vieillir très rapidement d'un seul coup. Il fallut la transporter dans une maison de retraite toute proche où elle s'éteignit, en silence, quelques semaines plus tard.

Suite à ces événements, la Conque demeura prisonnière des eaux limonneuses pendant près de deux ans. Personne, au départ, n'était au courant de son existence, mais suite à la mort énigmatique de l'ex-Comtesse, ses anciens employés les marins se mirent à parler. Bientôt des rumeurs se répandirent sur l'endroit où la péniche avait coulé : c'était une Conque géante, frappée d'une malédiction mystérieuse, qui avait provoqué la destruction du navire, et si le corps de l'ex-Comtesse Tatarinoff avait été inhumé dans le petit cimetière derrière la maison de retraite, son âme rongée par la Conque reposait sans doute avec celle-ci, enchaînée au fond des eaux par les décombres du bateau brûlé. La berge où le drame s'était produit devint un lieu-dit : les enfants et les paysans du coin ne s'en approchaient plus sans se signer, ou sans y déposer quelque offrande, et la Conque devenait une espèce de semi-divinité taciturne, de dangereux génie des eaux douces, englouti, invisible et menaçant, qu'il ne fallait surtout pas contrarier. Deux longues années au creux des ondes, dans le murmure des légendes locales qui ne cessaient de proliférer : la Conque semblait être retournée à son élément premier, et son installation dans les eaux troubles de la rivière pouvait paraître, à première vue, définitive. Mais il est toujours bien difficile de dire où la Conque s'arrêtera, car elle est moins une chose définie qu'un lieu de passage. Son élément véritable, en outre, était la mer.

Celui qui entendit finalement parler de la Conque et avait les moyens de l'extraire de sa tombe fangeuse était un sculpteur américain nommé Jonas Cartwright, qui résidait et travaillait temporairement en Europe. Bravant les mains superstitieuses qui s'élevèrent contre lui quand il parla de son projet, il fit draguer la rivière aux alentours du lieu maudit et, en quelques jours, fit ré-émerger la Conque, ternie et assombrie par son long séjour dans la vase. Attiré par les énigmatiques racontars qui entouraient l'endroit, le sculpteur avait exhumé la Conque dans un but bien précis.

Il travaillait en effet à un projet ayant pour thème le mystère et le légendaire des eaux, et comptait utiliser cette fameuse Conque au passé si riche d'histoires étranges comme matériau pour sa prochaine œuvre, une « Fontaine Fantastique » aux proportions tentaculaires. La Fontaine Fantastique, qu'il envisageait comme la clé de voûte de son œuvre déjà abondante, devait se présenter comme une encyclopédie sculptée de l'océan, des eaux douces et de tout ce qui pouvait s'y rapporter, aussi bien au niveau factuel que dans le domaine du mythique, et dans l'idée du sculpteur, cette Conque fabuleuse effectuait le lien entre les deux domaines, à la fois objet tangible et noyau de légendes nombreuses et tenaces. C'était l'indispensable pilier du projet, le couronnement de ses efforts, la cerise suprême sur le gâteau. Une fois la Conque dégagée de ses fanges, il la fit donc transporter dans son atelier, à quelques centaines de kilomètres de là.

Une fois isolé avec la Conque, Cartwright se mit à décaper méticuleusement la crasse et les copieux barbouillages dont le brocanteur Quignon et les fondateurs de secte avaient recouvert la coquille, pour faire réapparaître les reflets de nacre originels. Une fois la Conque rendue à ses couleurs primitives, il la jugea si intéressante qu'il décida de ne plus y retoucher. Il s'affaira encore près d'un an à terminer son immense Fontaine puis,lorsqu'il eut fini, enchâssa la Conque, comme on sertit un joyau, au cœur de l'ouvrage. Alentour s'étendaient des cascades, des tourbillons et des torrents de pierre si finement sculptés qu'on eût pu croire qu'ils allaient se mettre en mouvement, et dans la tourmente immobile de ces eaux pétrifiées émergeaient, çà et là, mille sortes de créatures naturelles et fantastiques : tout ce qui hante le fond véritable ou rêvé des mers se trouvait là, pris dans les courants figés de la Fontaine, jaillissant de part et d'autre des multiples colonnes d'eau grise et fixe dont elle était constituée. Entre les innombrables sujets qu'il avait inclus dans son ouvrage et au pied des énormes rochers autour desquels s'enroulaient les trombes d'eau pétrifiée, Cartwright avait inséré des reproductions de la Conque sous divers angles, à demi immergées ou masquées par d'autres éléments : ces reproductions, reprenant fidèlement les coloris et les moindres aspérités de la Conque originale, gonflaient et bombaient la Fontaine de toutes parts comme autant de boursouflures,renforçant le dynamisme et la spontanéité de la sculpture en général, tout en étendant l'empire de la Conque, motif central, sur des régions un peu plus reculées de l'œuvre.


À noter que ces conques étaient toutes montrées du côté de la coquille, quel que fût l'angle, et que seule la Conque originale était exposée du côté de son ouverture : cette embouchure béante, au centre de l'ouvrage, achevait de faire de la Fontaine un condensé des sept mers, une sorte de Porte de l'Atlantide ornée de tous les détails imaginables, d'une précision et d'une énergie fulgurantes pour le spectateur. Cette béance centrale, en outre, semblait révéler que la sculpture, loin d'être un simple relief taillé dans le roc, avait aussi un intérieur, renfermait des secrets, donnait véritablement sur un ailleurs, essentiellement pénétrable et riche de contenu. La Fontaine dans son ensemble, une fois que Cartwright l'eut terminée, avait la hauteur d'un immeuble de trois étages et l'envergure d'une nef d'église : on pouvait pratiquement se promener dans ses méandres (en faisant attention).


Après une dernière année de travail acharné, épuisé, le sculpteur livra enfin son œuvre au public : la Fontaine Fantastique, dévoilée pour la première fois à Londres, fut un succès général et frappa durablement les esprits. Jonas Cartwright entra dans l'Histoire, et sa sculpture fit le tour du monde, exposée dans divers pays par d'innombrables musées. Le public sidéré (ou crédule) pensait que le sculpteur était entièrement responsable de cette œuvre enchanteresse, et que même cette Conque si réaliste, cette mystérieuse Porte de l'Atlantide au centre de la Fontaine, avait été pétrie de ses mains. « Où vont-ils chercher tout ça, ces artistes ? », se demandèrent à juste titre certains visiteurs sagaces. Ils ne pouvaient connaître l'histoire de la péniche brûlée, bien sûr, ni celles qui l'avaient précédée, et devaient se contenter de vagues spéculations sur le génie et l'injustice qui fait que beaucoup de gens n'en ont pas.

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