LA CONQUE (partie 7)

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Le gourou sauvé des eaux joua le mort jusqu'à la semaine suivante, où il fit une apparition spectaculaire au beau milieu de l'office, révélant à tous les fidèles l'infamie qu'avaient commise contre lui ses anciens compères, et invitant tous les adeptes présents à se jeter sur eux en hurlant de insanités. Ce fut chose faite : l'émeute éclata dans l'entrepôt et, dans le chaos qui s'installait, les deux conspirateurs savatèrent copieusement les faux gourous avant de s'enfuir avec la Conque, qu'ils firent porter dehors par un groupe de fidèles larges d'épaules. C'était la victoire. Cependant, alors que les fidèles chargeaient la Conque à l'arrière d'un fourgon loué pour l'occasion, le second conspirateur, qui n'était autre en réalité que le Maire de Contrempoint (enfin, l'ex-Maire), et s'était mêlé aux adeptes de la secte pour récupérer ce qu'il estimait être son bien, assomma d'une savate bien placée le gourou naïf et s'esquiva avec le précieux trésor dans le fourgon.

Une fois son bien retrouvé, le Maire (enfin, l'ex-Maire) ne perdit pas son temps : filant directement à Contrempoint, il s'efforça de faire pression sur la nouvelle équipe qui gérait la municipalité, disant qu'il pouvait apporter à la ville la Conque et tout le prestige et les bienfaits qui allaient avec, si l'on lui rendait son siège de Maire. Il va sans dire qu'il se vit claquer la porte au nez.

Suite à cet échec, l'ex-Maire, dépité, n'alla pas rendre le fourgon aux gens qui le lui avaient loué. Il reprit le volant et s'en fut jusqu'à sortir du pays, puis il commença une longue errance à travers le continent, avec sa Conque à l'arrière du véhicule. Il dormait au volant les nuits d'hiver, dans l'herbe près des pneus les nuits d'été, se lavait et se rasait dans les ruisseaux ou les flaques d'eau, effrayait les petits enfants de son œil hagard, de ses manches trouées et de ses cheveux gras. Visitant les grands ports avec son fourgon, traversant à pied de vastes landes désolées sous des pluies maussades, il faisait escale la nuit dans d'immenses plaines désertes où il se préparait des ragoûts douteux sur des feux de camps mal goupillés.

Dans ses heures de grande solitude, il ressassait et revivait en pensée les grandes heures de son mandat à la Mairie de Contrempoint, au temps où il aurait pu changer les choses. Le soir, couché dans l'herbe molle, ou bien sur un matelas de fortune à l'arrière du fourgon, il parlait à la Conque. Il lui racontait sa vie, ses ambitions déchues, ses rêves inassouvis. Il lui expliquait ce qu'ils auraient pu faire, tous les deux, elle et lui, si ces andouilles de la nouvelle municipalité l'avaient écouté. Ils ne savaient pas où était leur intérêt, ces triples crétins. Et puis de toute façon, leur destin à eux (à elle et à lui) était sans doute bien plus grand. Même s'ils ne le savaient pas encore, même si pour l'instant, ça ne se voyait pas. Ils en feraient, de grandes choses, avec un peu de temps. Ce qui comptait, c'était de rester ensemble. La Conque ne répondait pas, bien sûr, mais il avait le sentiment qu'elle comprenait. Après tout, par bien des aspects, se disait-il, elle ressemble à une oreille...

Ne pouvant mendier indéfiniment, l'ex-Maire eut la seule idée qu'il pût avoir dans une telle situation : il monta un spectacle itinérant avec la Conque. Pour quelques deniers, les petits enfants des contrées qu'il visitait avaient le droit de grimper dans la Conque et d'aller voir ce qui se passait à l'intérieur : les parents n'osaient pas y aller, mais la plupart des enfants ressortaient contents, et pour ceux qui ressortaient déçus, il était de toute façon impossible de récupérer l'argent.

L'ex-Maire promena ainsi la Conque par d'innombrables campagnes isolées : il évitait les grandes villes et se cantonnait aux villages où, selon lui, les gens étaient « plus sensibles au merveilleux », mais où, surtout, il serait plus difficile de rechercher un fourgon volé. Il se sculpta un personnage truculent et un peu fumeux qui éveillait la curiosité des campagnards sans trop éveiller les soupçons des enfants, et connut ainsi un petit succès pendant les quelques treize mois de ses tribulations. Du moins, il gagnait de quoi vivre, et n'avait pas à se plaindre. Après tout, ce temps de pénitence et de vie simple, sans doute l'avait-il mérité, lui, l'ex-Maire qui, par vengeance, un beau matin de printemps, avait renversé avec sa voiture la Comtesse Tatarinoff...

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