L'AUTOROUTE INVISIBLE (partie 1)

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Pour une fois, l'affaire avait commencé par des faits concrets. D'ordinaire, quand Phil Alexanders se lançait dans une enquête, c'était sur des bases vacillantes, fangeuses, truffées de rumeurs et de témoignages oraux sans réelle consistance, ce qui rendait ses recherches hasardeuses dès le début. Mais cette fois, l'enquête démarrait sur les chapeaux de roues : un mouton retrouvé déchiqueté au beau milieu d'une plaine, dans les landes, par un matin pluvieux. L'histoire n'était au départ qu'un fait divers sans envergure, et c'est seulement dans les semaines qui suivirent, lorsque deux, puis quatre, puis sept moutons furent retrouvés en lambeaux, qu'elle prit suffisamment d'ampleur pour arriver aux oreilles de Phil Alexanders. Les faits étaient trop insolites pour ne pas mériter investigation...

Car les moutons en question avaient été retrouvés dans des circonstances plus qu'alarmantes. Impossible de prétendre qu'ils avaient été attaqués par un loup ou un autre carnassier, par exemple : les carcasses n'étaient pas rongées ou dévorées par endroits, mais véritablement éclatées et dispersées sur plusieurs mètres chacune, comme sous le coup d'une explosion spontanée. Le plus vraisemblable était que les pauvres bêtes eussent été renversées par un train, mais le chemin de fer le plus proche passait à quelque vingt kilomètres des Landes. Alors, pourquoi ces carcasses défoncées et éparpillées dans l'herbe de la plaine ? Pourquoi cette sourde inquiétude presque superstitieuse dans l'esprit des bergers ? L'affaire n'intéressait pas grand-monde à l'extérieur : elle se passait dans les Landes, c'est-à-dire nulle part. La police locale restait impuissante à expliquer la multiplication des incidents, et l'on parlait déjà d'interdire les Landes à la circulation des hommes et du bétail, quand Phil Alexanders arriva sur les lieux.

Comme toujours, Phil Alexanders avait une théorie. Les faits lui rappelaient une autre affaire plus ancienne dont il avait eu vent, mais sur laquelle il n'avait, à l'époque, pas eu le temps d'enquêter : il s'agissait d'incidents similaires dans des caravanes de touaregs, à la lisière du désert du Sahara. Même schéma : dromadaires et chameaux réduits en charpie, parfois devant témoins, de manière subite et spectaculaire, comme percutés par un train lancé à pleine vitesse. Pas de victimes humaines à déplorer, heureusement, mais plusieurs nomades avaient témoigné de la violence du choc et de la terreur occasionnée. Après une quinzaine d'animaux décimés, les touaregs changèrent simplement d'itinéraire et se mirent à éviter cette région du désert. Ceci s'était passé quelque six ans auparavant, mais Phil Alexanders, entretenant avec succès une mémoire d'éléphant, en avait encore souvenance et fit le rapprochement. De vagues fantômes de chameaux désabusés et de nomades inquiets flottaient dans ses pensées, le matin où il arriva dans la plaine, après un voyage brusque et fiévreux.

Par bonheur, un nouvel accident venait de se produire : ainsi, bien que les autorités locales eussent déjà, par souci d'hygiène, fait disparaître toutes les autres carcasses, Phil put exercer ses facultés d'observation sur un véritable « lieu du crime », avec un authentique mouton disloqué.

« C'est pas vrai qu'ils vont venir nous empoisonner jusqu'ici avec leurs voitures ! », s'écria le berger en deuil au côté de Phil, tandis que celui-ci examinait avec circonspection les restes de l'ovin malchanceux. Et Phil, qui ne laissait pas un mot ni une idée se perdre, en conçut une idée. Il se mit à genoux dans l'herbe auprès de la carcasse, réprimant son dégoût pour l'odeur naissante, et scruta méticuleusement les herbages aplatis et déformés aux alentours. Ce faisant, il ne put s'empêcher de constater que les traces de sang qui partaient de la carcasse prenaient des formes saisissantes, un peu comme si, justement, elles avaient imprégné des pneus sur quelques mètres.

« Vous ne croyez pas si bien dire », répondit-il au berger perplexe en se relevant.

Le soir même, du fond de son hôtel, Phil Alexanders passa quelques centaines de coups de téléphone, prétextant qu'il allait lui falloir rassembler de vastes moyens pour résoudre le mystère. C'est avec une première équipe d'assistants recrutés à la hâte qu'il revint sur les lieux le lendemain matin : bien que les autorités eussent entretemps fait disparaître la carcasse nauséabonde, ils retrouvèrent sans difficulté l'endroit que Phil appelait déjà « point d'impact ». Ses accompagnateurs demeuraient perplexes quant à ses véritables intentions : pourquoi tous ces ballons de baudruche remplis de peinture rouge? Pourquoi ces plots de plastique qu'il leur avait donnés à transporter ? Et ces bobines de corde, à quoi serviraient-elles ? Tandis qu'ils l'assaillaient de questions, il s'écria :

« ATTENTION ! Pas un geste, posez tout le matériel dans l'herbe à dix mètres du point d'impact ! Voilà, c'est parfait. A présent, il me faut DEUX volontaires ! Oui, oui, vous deux, là, approchez, venez avec moi. »

Il fit signe aux deux volontaires (qu'il avait désignés, à vrai dire) de saisir quatre plots et quatre ballons de baudruche gonflés de peinture rouge, ainsi que quelques mètres de corde, et de venir inspecter avec lui le point d'impact. Sous le regard des sept ou huit autres, hébétés, ils s'avancèrent tous trois vers l'endroit où le pauvre mouton avait laissé quelques traces. Une fois là, ils déroulèrent la corde à leurs pieds, face à l'empreinte de la carcasse, et se disposèrent en ligne droite le long de la limite ainsi établie.

« Attention, maintenant, on fait rouler les ballons ! Avec moi : à la une, à la deux... »

Et ils firent doucement rouler les ballons pleins vers le point d'impact, situé à deux mètres devant eux. Puis ils attendirent. Ils attendirent. Quand ils eurent attendu un quart d'heure, des commentaires sceptiques commencèrent à s'échanger parmi l'assistance, mais Phil Alexanders était habitué à ce genre de chose : de tous temps, il avait souffert de son manque de crédibilité, à cause de son goût pour les enquêtes alambiquées et pour les endroits énigmatiques. Mais il n'en avait cure.

Impact ! Explosion ! Les quatre ballons s'aplatissent et éclatent en une fraction de seconde, toute la peinture rouge propulsée en avant avec une force fulgurante, dilatée, épatée, pulvérisée, et retombant dans l'herbe en une averse de minuscules tourbillons sanguins. Tandis qu'en une ou deux secondes deux lignes parallèles de couleur rouge s'impriment sur le tapis verdâtre et humide, Phil Alexanders ne peut réprimer un geste discret de victoire : son stratagème a fonctionné. À demi étonné lui-même, il se releva au milieu de ses disciples avec un air entendu, comme si la journée n'avait pas pu se passer autrement. Jetant un regard de bronze sur l'assistance, il annonça solidement que les traces de pneus tracées par la peinture rouge dans l'herbe vérifiaient sa théorie : ils avaient indéniablement affaire à une autoroute invisible.

Châteaux en EspagneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant