L'EGLISE DOUBLE DE CARNEVIE (une aventure de Phil Alexanders -- partie 1)

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Carnevie n'était pas la porte à côté, c'est le moins qu'on puisse dire. Les pieds trempés, le pardessus gorgé d'eau, c'est plus dans le style d'une éponge que d'un explorateur que Phil Alexanders arpentait les routes désertes entourant le fameux village sur la colline, ce soir-là. D'habitude, lorsqu'il menait une enquête, il mettait en œuvre tous les moyens nécessaires à son confort, et arrivait sur les lieux en voiture, en train ou en avion. Ce soir-là, le train l'avait déposé près d'un sanatorium situé à quelque six kilomètres de la colline de Carnevie, alors que la gare était censée être proche du village en question. Pas découragé, car il en avait vu d'autres, Phil Alexanders se mit à marcher vers la colline qui ronronnait au loin dans les lueurs du couchant, pensant l'atteindre en une bonne heure de marche. Mais une averse aux allures d'Ancien Testament s'était mise à tomber au bout du premier kilomètre, et cela faisait maintenant plus de deux heures qu'il pédalait dans la boue sans se rapprocher visiblement de la colline. Un enfant croisé en sortant de la gare lui avait dit de passer par « Quatre Chemins » pour se rendre au village, et Phil, instruit sur les lieux de ses enquêtes, savait bien que « Quatre Chemins » était le nom d'un petit hameau situé au pied de la colline. Bien qu'il eût suivi les panneaux, pourtant, il n'avait pas encore réussi à trouver Quatre Chemins. Diable ! Où donc avait-il pu se tromper ? Il avait eu beau couper à travers champs et bois pour se rapprocher plus vite de la colline, rien n'y faisait : la nuit tombait, ses vêtements commençaient lentement à se dissoudre sous la pluie battante, et l'ombre de la colline se trouvait toujours aussi loin.

Comme toujours dans les situations hasardeuses (et c'était là l'une de ses mauvaises habitudes), Phil Alexanders se mit à ressasser les événements qui l'avaient conduit à s'intéresser à cette région : parmi ses nombreux contacts, quelque habitant du coin lui avait signalé des rumeurs au sujet du sanatorium voisin, rumeurs selon lesquelles plusieurs convalescents y séjournant auraient nourri à l'égard de la colline de Carnevie des obsessions intrigantes. Ils prétendaient en effet (ou, du moins, auraient prétendu) apercevoir par la fenêtre, au loin, sur le toit du clocher de Carnevie, un petit personnage que l'on surnommait « le Capitaine », dont certains, équipés de jumelles, avaient donné des descriptions plus ou moins précises : casquette de marin, calme olympien, pipe d'écume, apparitions sporadiques mais prolongées, à raison d'une à trois heures tous les trois ou quatre jours. D'autres témoignages faisaient état d'un curieux dédoublement périodique du clocher lui-même, les locataires du sanatorium jurant leurs grands dieux qu'ils voyaient certains jours non pas un, mais deux clochers par la fenêtre. Hallucination collective ? Canular, ou légendes locales ? De tels incidents suffisaient bien souvent à lancer Phil Alexanders sur la piste de l'un de ces lieux mystérieux et opaques qu'il se plaisait à étudier. Dès sa descente du train, il avait abondamment scruté la colline qui se détachait en ombre chinoise sur le crépuscule éclatant, mais (comme il s'y attendait) il n'y avait vu qu'un seul clocher, au toit désert. C'est donc sur ces multiples témoignages que Phil ruminait, tout en retournant sa carte de la région percée par la pluie, quand deux phares surgissant du fin fond de la route lui percèrent les yeux.

Levant le pouce si promptement qu'il eut presque peur de le perdre, Phil s'agita comme un damné sur le bord de la route pour se signaler au conducteur : la démarche fut efficace et la petite voiture rouge ralentit en arrivant à son niveau.

« Zêtes trempé comme une soupe, mon pauvre vieux ! »

Phil ne put qu'acquiescer à cette remarque judicieuse lancée par la fenêtre du véhicule, avant de jeter sa valise ruisselante sur le siège arrière et de s'installer à côté du chauffeur comme on tombe dans une trappe. A l'intérieur de l'habitacle, le chauffage tournait à fond : trop heureux de trouver sur son chemin cette poche toute chaude de réconfort, Phil se laissa fondre en une flaque amorphe sur le siège passager. Il ne fit même pas attention à la musique de l'autoradio qui, sur le moment, ne lui sembla qu'une énième variation du clapotis de la pluie. Comme il s'avachissait dans une somnolence douillette, la conversation s'engagea :

« Tenez, vous en voulez ? »

Phil, qui était justement affamé, attrapa la barre chocolatée que son interlocuteur, la bouche pleine, lui tendait. Il mâchonna vigoureusement pendant une minute puis, gêné par ce silence de goinfre, reprit nonchalamment la parole :

« Alors comme ça, vous habitez la région ?

– Oh non, non, je ne fais que passer.

– Et vous passez souvent par ici ?

– Faut bien, des fois. Comme partout ailleurs.

– Moi, je cherchais à aller à Carnevie. C'est bien par ici ?

– Oh oui, oui, bien sûr, sauf que c'est dans l'autre sens.

– Dans quel sens l'entendez-vous ? demanda Phil qui avait essayé la route des deux côtés.

– Ben, dans le bon sens, pardi, Monsieur !

– Phileas J. Alexanders, enchanté. Appelez-moi Phil.

– Enchanté. Moi, c'est Ivor. », conclut Ivor en s'enfournant le dernier moignon de sa

barre chocolatée. Quant à Phil, bien conscient qu'il existe toujours plusieurs sens pour arriver à une ville, il décida pour le moment d'en rester là.

Les épaisses cordes de pluie qui détrempaient la région depuis deux heures commençaient à s'estomper lorsque nos deux compères et leur petite voiture rouge arrivèrent au pied de la colline. Fixant vaguement le paysage qui défilait par la fenêtre (enfin, ce que les rideaux de pluie le laissaient voir), Phil aperçut brièvement un petit panneau un peu penché qui indiquait : « Quatre Chemins ».

« On y est presque, me semble-t-il », souffla-t-il à Ivor d'un air satisfait. Ivor, qui avait mangé un peu vite, réprima un borborygme.

« Mais dites-moi donc, Ivor, reprit Phil qui ne se décourageait pas, pourquoi ce hameau si plaisant s'appelle-t-il Quatre Chemins ?

– C'est sûrement parce que les gens mettent toujours des heures à y arriver.

– Et le clocher qui est là-haut, au sommet de la colline, c'est bien celui de Carnevie ?

– Oui, oui, c'est cela même. Mais vous ne l'entendrez pas sonner ce soir, il est en ruines depuis des années. Les habitants du coin parlent même de le démolir bientôt.

– Je vois que j'arrive à point nommé », déclara Phil plus pour lui-même que pour son chauffeur, qui ne semblait pas nourrir un grand intérêt pour le folklore local. Il pensa un moment poser à Ivor quelques questions au sujet de ces rumeurs d'apparitions et de dédoublements du clocher, mais renonça par manque de conviction, et aussi un peu par paresse.

« Ça vous dirait d'aller casser la croûte quelque part, Phil ? »

Et les voici tous deux attablés dans un petit restaurant, ou plutôt une espèce d'auberge appelée « le Cinquième Chemin ». Tandis qu'ils se restaurent avidement, Phil songe déjà à se rendre au pied du fameux clocher pour essayer d'y voir plus clair. D'après ses sources, Carnevie est vraiment minuscule et il ne s'y trouve pas d'auberge. Mieux vaut passer la nuit au Cinquième Chemin, se dit-il : demain, on avisera. Et puis, il était lessivé.

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