L'ALLÉE DES ROIS (partie 1)

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Au pied des minarets, en bordure de la ville, à l'orée du désert s'ouvrait dans le flanc des rochers une crevasse, une vaste carrière entre deux hautes falaises qui s'avançait à travers les montagnes comme une route. On n'en voyait pas la fin : elle perçait une tranchée dans la roche qui se perdait avec le regard à l'horizon. On appelait cette carrière l'Allée des Rois. Les habitants de la cité racontaient toutes sortes d'histoires étranges à son sujet, et ne s'en approchaient jamais de trop près. On disait que l'Allée des Rois était le lieu d'une puissante malédiction, que quiconque y entrait pouvait le payer de sa vie, car elle ne rendait pas ceux qu'elle prenait. On disait que l'Allée était vivante, ou en tout cas habitée de génies malfaisants, qui hantaient les rochers, jouaient d'horribles tours aux hommes et tuaient ou rendaient fous tous ceux qui osaient s'aventurer dans leur domaine. Personne n'osait en franchir le seuil, et pourtant quelquefois les habitants de la cité venaient se risquer tout au bord, dans l'espoir d'assister à quelque vision fantastique. Et lorsqu'ils plissaient les yeux il leur semblait parfois apercevoir, au loin, les silhouettes remuantes des terrifiants génies qui rampaient sous le soleil du désert, mais à vrai dire ils n'avaient jamais rien vu que des ombres. Et quand, le soir venu, le vent du désert s'engouffrait dans la faille entre les montagnes et rugissait sous les étoiles, terrifiant les enfants dans leurs lits, les anciens de la cité disaient que les mauvais génies de l'Allée s'éveillaient à la lumière de la lune, et avaient sans doute capturé quelque malheureux aventurier, ou quelque bête sauvage, qu'ils allaient torturer toute la nuit.

Le roi Araslane IV était vieux. Il avait longtemps régné et sagement veillé sur son peuple, et il serait bientôt temps pour lui de s'en aller. Tenant d'une main le rideau rouge, il observait depuis sa fenêtre du palais le soir descendre sur la cité, en se demandant s'il avait bien fait son œuvre. Il regardait les gens aller et venir dans les ruelles entremêlées du marché, et essayait de s'imaginer que, dans quelques jours, il ne serait plus parmi eux. Car la tradition voulait que les rois parvenus à un certain âge quittassent leur trône, et abandonnassent leur couronne pour entrer dans l'Allée.

Le roi devait laisser sa couronne à son fils pour quelque temps, le temps de marcher jusqu'au bout de l'Allée et d'en revenir, car il était dit que si le roi pouvait accomplir ce dangereux périple il en rapporterait la paix et la prospérité éternelles pour son royaume, et règnerait pour toujours. Mais pour d'obscures raisons, aucun roi, jamais, n'en était revenu. Il était sacrilège de s'y aventurer si l'on n'était pas roi : plusieurs troupes de mercenaires venus des confins du désert avaient déjà tenté leur chance, mais n'étaient pas revenus, eux non plus. On racontait que des effondrements terrifiants, ou des bêtes formidables, rendaient certaines régions de l'Allée extrêmement dangereuses, et avaient sans doute tué les anciens rois.

Araslane avait fait son temps, il le savait bien, et il n'avait pas de regrets. La main posée sur l'appui de fenêtre, il contemplait sa ville et ses sujets que le soir rendait encore plus beaux. Il était brave et n'avait jamais craint le danger, aussi savait-il que, quand l'heure serait venue, il s'engagerait sans peur dans l'Allée des Rois, comme ses ancêtres avant lui. Et pourtant, malgré sa bravoure et sa sérénité, à l'approche du jour de son départ, quelque chose au fond de lui se mettait à remuer et à se tordre inexplicablement. Se penchant à la fenêtre, il regarda au loin le soleil rougissant descendre lentement entre les hautes falaises de l'Allée, comme un rubis flottant. Lui aussi devrait bientôt descendre et disparaître entre les falaises de l'Allée, c'était ainsi que les choses devaient se passer. C'est ainsi que les princes succédaient à leurs pères.

Mais le prince Adil Jahid aimait beaucoup son père, et ne voulait pas le voir partir. Plusieurs fois le vieux roi avait essayé de lui faire entendre raison, mais le prince était obstiné, et n'avait rien voulu savoir. Araslane savait que son fils n'accepterait jamais la loi, et espérait malgré tout qu'après son départ Adil Jahid ne refuserait pas ses responsabilités.

« Pourquoi devriez-vous partir, Père ? lui demandait Adil Jahid. Vous avez longtemps régné et vous avez été bon, votre royaume est paisible et prospère et votre peuple vous aime. Ne voyez-vous pas que vous leur ferez de la peine, si vous les quittez ? Pourquoi devriez-vous obéir à une coutume injuste et vieille de mille ans ?

-- C'est ainsi que les rois se succèdent depuis l'aube des temps, Adil, il ne peut en être autrement. L'Allée a joué un rôle essentiel dans l'histoire de notre royaume et de notre peuple, et notre histoire est longue, mon fils. C'est que la loi est juste, et que les choses doivent continuer ainsi.

-- Vous êtes le roi, Père, et vous seul décidez de ce qui est juste ! Ne pouvez-vous changer la loi, ou l'abolir Ne pouvez-vous choisir de rester parmi nous, et avec votre peuple ?

-- Les rois décident de tant de choses, mon fils. Chaque jour, ils font mourir, ils font vivre, ils mènent des milliers d'hommes sur d'étroites routes entre des gouffres et doivent décider du chemin à prendre. N'en est-ce pas assez, Adil ? Non, je ne peux pas changer la loi, et si je le pouvais je ne le ferais pas. Il est bon qu'il ne soit pas au roi de tout décider. Et puis, n'as-tu pas envie de monter sur le trône à ton tour ?

-- Non, je ne veux pas devenir roi. Vous avez régné longtemps, Père, et vous savez ce qui est juste. Je n'ai jamais régné et, malgré tout ce que vous m'avez appris, je sais que je serai un mauvais roi.

-- Allons, Adil, as-tu oublié l'exemple du roi Bachir Ier, qui est devenu roi alors qu'il n'était encore qu'un enfant ? Qui aurait cru qu'il saurait gouverner le pays ? Mais il avait en lui le métal, et c'est ainsi qu'il a su être un bon souverain malgré son jeune âge. Souviens-toi de ceci, Adil : le métal de la couronne n'est rien, seul compte le métal qui est en toi. Tu peux très bien n'avoir jamais régné ni approché d'un palais et être le meilleur des rois, si tu as en toi le métal. Parmi tout le peuple le dernier des misérables peut gouverner mieux que son roi, s'il a en lui le métal. Souviens-toi bien de ces mots, Adil, et tu n'auras plus besoin d'avoir peur.

-- Je n'ai pas peur, Père. Vous ne savez pas de quel métal je suis fait ; je ne le sais pas moi-même. Mais une chose est sûre : si vous décidez de partir, j'irai là-bas vous chercher, et je vous ramènerai avec moi. »

Châteaux en EspagneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant