RIVAGES VOYAGE

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Récit dédié à

Nous nous embarquerons sur la mer des Ténèbres
Avec le cœur joyeux d'un jeune passager.
Entendez-vous ces voix, charmantes et funèbres,
Qui chantent : « Par ici ! vous qui voulez manger

Le Lotus parfumé ! c'est ici qu'on vendange
Les fruits miraculeux dont votre cœur a faim ;
Venez vous enivrer de la douceur étrange
De cette après-midi qui n'a jamais de fin !

Charles Baudelaire, Le Voyage

On an island in the sun

We'll be playin' and havin' fun...

Weezer

Aucun de nous ne sait plus à quoi s'en tenir.

Pourtant, nous avons eu le temps de voir venir.

Vivons-nous un de ces grands rêves éveillés, tout droit échappé de la chaleur feutrée d'une salle obscure ? Ou est-ce seulement notre ancienne vie qui était un rêve ? Les fameuses « hallucinations collectives », naturellement, nous en avons tous entendu parler, mais il y en a bien peu parmi nous qui prêtent l'oreille à de telles sornettes. Ce qui est en train de nous arriver doit donc avoir une autre explication.

C'est du moins ce que nous espérons, quand nous fermons les yeux, les pieds dans le sable bouillant, sous ce soleil de plomb qui nous accable comme par plaisir pervers.

On ne peut pas vraiment prétendre que les choses allaient mieux avant l'arrivée de Luther. Notre agence battait de l'aile. Les petits îlots ensoleillés qui baignaient dans des golfes turquoise sur nos affiches en vitrine ne suffisaient plus à persuader les touristes prospectifs de pousser notre porte. Sans doute leurs petits soleils pixellisés et reprographiés avaient-ils pâti d'une trop longue exposition à leur original, derrière la vitre. Notre chiffre d'affaires plongeait avec entrain, et nos prix, sous l'action de la concurrence, avaient atteint ce seuil incompressible au-delà duquel toute baisse supplémentaire équivalait à mettre la clé sous la porte. Notre site Internet s'enfonçait doucement vers les Limbes, non du Pacifique, mais des liens obsolètes, le webmestre étant en arrêt maladie pour une durée indéterminée. Pas d'argent dans les caisses pour embaucher un remplaçant, même à temps partiel. Les offres affichées sur les pages web, pour la plupart, étaient périmées depuis des semaines. Bref, les temps étaient durs, et notre pavillon bien bas.

Notre ancien directeur, Robert Robin, était un brave homme, il faut l'admettre, mais quelque peu lassé, à l'approche de la soixantaine, par la compétition et la comptabilité sans fin. L'agence Rivages Voyages avait été son rêve, un rêve d'homme jeune, enthousiaste et fonceur, qui ne retenait plus qu'à grand-peine l'intérêt du père de famille grisonnant qu'il était devenu. Nous avions tous, ou presque, beaucoup d'affection pour lui, mais à dire vrai, dans les dernières années, son manque de motivation était devenu contagieux. Il n'avait plus en lui la conviction nécessaire du capitaine, et nous avait déjà laissé entendre, deux ou trois fois, qu'un jour prochain il quitterait le navire.

C'était ce que nous pouvions lui souhaiter de mieux, tant il était évident que la gestion de l'entreprise lui pesait. Malgré tout, nous ne pouvions voir approcher ce jour sans une légère appréhension, car il sonnerait le glas de nos carrières chez Rivages.

La première bonne surprise, à l'arrivée de Luther, fut qu'il décida de ne licencier personne : nous garderions tous nos postes respectifs, avec une légère augmentation en prime, dont nous nous demandions, vu notre budget désastreux, comment il allait bien pouvoir la financer.

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