LE CHÂTEAU EN ESPAGNE (partie 3)

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Il y eut d'autres petits incidents sans gravité, que le professeur et les parents de Benoît mirent sur le compte de son incorrigible tendance à la rêverie. Toutefois, lorsque Benoît eut huit ans, les choses prirent un tour tout à fait différent. C'était le jour où les enfants allaient à la piscine, et si pour beaucoup d'entre eux ce serait le jour de quelques batailles d'eau et de vagues bons souvenirs, pour Benoît ce serait un jour inoubliable, merveilleux et terrifiant, qui le marquerait jusqu'à sa dernière heure. Alors que les plus timorés barbotaient au bord du petit bassin, Benoît, qui était déjà allé plusieurs fois à la mer, rejoignit le groupe des nageurs, et ils se lancèrent tous ensemble dans le grand bassin, où ils s'entraînaient au plongeon et à la natation.

Benoît avait toujours beaucoup aimé être dans l'eau, car la légère résistance, le flottement, le mouvement au ralenti lui donnaient l'impression de vivre soudain dans un autre temps, un autre espace, différents de ceux du monde quotidien. Ouvrir les yeux sous l'eau et voir le sous-monde bleu et trouble qui s'y trouvait lui faisaient l'effet d'un voyage intersidéral, comme s'il devenait cosmonaute pour quelques secondes, entre le moment où il plongeait et le moment où il faudrait remonter pour respirer à nouveau. C'était surtout le fait de savoir que, pendant que le monde entier respirait en surface, lui, Benoît, évoluait dans un monde où il n'était pas nécessaire de respirer, où le mouvement, le bruit, la lumière, ne lui parvenaient que de très loin et à travers un filtre bleuté. De fait, lorsque le professeur organisait des concours d'apnée, Benoît épatait toujours le chronomètre : il était capable de rester près de deux minutes sous l'eau, alors que tous ses copains remontaient au bout de quarante ou cinquante secondes. Ce jour-là, pourtant, Benoît s'aventura bien plus loin qu'il ne l'aurait dû, et fit une découverte qui allait le poursuivre pour le reste de ses jours.

C'était vers la fin de la séance de piscine, au moment où le professeur, après les exercices, laissait dix minutes aux enfants pour s'amuser comme ils le voulaient, et tandis que les garçons se jetaient les uns sur les autres et que les filles sortaient de l'eau pour se sécher, Benoît plongea dans le grand bassin. Comme à l'école, il était curieux de savoir ce que renfermaient les murs, ou plutôt les parois de la piscine, et il descendit jusqu'au fond. Comme d'habitude, il s'imaginait en train de nager dans le lac qui jouxtait le Château (car il y avait sûrement un lac près du Château, même si son père n'était pas au courant), et il cherchait un passage dans les recoins les plus profonds du grand bassin, quand il entendit comme un léger grondement sous l'eau. Retenant toujours sa respiration, il s'approcha de la grille d'évacuation tout au fond du bassin, et se rendit compte que le léger bruit venait de là.

S'accrochant aux rebords de la grille, il regarda à l'intérieur du siphon béant, et dans la noirceur qui y régnait, entendit de nouveau le bruit, comme un appel étouffé par l'eau, un appel à l'aide. Il ne savait pas quoi faire et, un peu inquiet, songeait déjà à remonter quand tout-à-coup, le siphon obscur s'illumina comme sous l'effet d'une torche sous-marine, et dans la lueur verdâtre, tout au fond du tunnel, Benoît vit très clairement un homme, un homme âgé, très âgé, plaçant ses mains autour de sa bouche et appelant à l'aide. Il le vit très distinctement, et le vit même ramasser sa torche, qu'il avait déposée sur le sol de son cachot au fond du siphon, pour la brandir et éclairer le passage.

Benoît se dit qu'il fallait aider ce pauvre homme, il ne pouvait pas le laisser moisir ainsi au fond de son oubliette, c'était son Château après tout, et il en était responsable. Pris de panique, il se mit à agiter la grille d'évacuation qui, mal fixée, céda en quelques secondes, puis il s'engouffra dans le siphon illuminé de vert et tendit la main au pauvre vieillard qui s'époumonait au fond. Le vieillard brandissait sa torche vers lui pour mieux éclairer le chemin, mais comme Benoît commençait à ramper dans l'étroit goulot, tout s'éteignit brusquement.

Le vieillard disparut, et soudain il n'y eut plus que le noir, le noir terrible et sans issue des oubliettes. Benoît toussa légèrement, il voulut crier pour montrer au vieillard qu'il était toujours là, mais quelque chose semblait s'être cassé dans sa gorge. Il commençait à avoir très mal à la tête et à ne plus très bien savoir ce qu'il faisait là. Il se dit que c'était l'heure du goûter et voulut prendre son quatre heures dans sa poche, mais son bras était coincé. Il se demanda où étaient passés ses pieds. Puis il eut un hoquet, et sentit quelque chose l'attraper dans le noir.

Lorsqu'on le remonta, il était presque noyé. Il resta inconscient plusieurs minutes, et les maîtres nageurs faillirent bien ne pas réussir à le ranimer. L'accident fut signalé à ses parents, qui lui interdirent de jamais reposer le pied dans une piscine ou dans la mer, et ne le laissèrent qu'avec une grande inquiétude poser le pied chaque soir dans la baignoire. Mais la baignoire était bien trop petite pour contenir quoi que ce soit d'intéressant : si le siphon menait à quelque chose, pensait Benoît, c'était sûrement un château de souris.

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